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Son histoire pourrait être une fable. Elle s’appellerait La Carpe et le Renard ou L’Étoile du numéro dix. Le chef Tomy Gousset a tatoué ces quatre symboles sur sa peau comme autant de piliers de son existence : persévérance, réflexion, cuisine et… foot. L’homme assume aussi bien son parcours atypique que sa cuisine de bistro chic, impeccable, où rien ne transpire de ses origines cambodgiennes. La bave du crapaud n’a pas atteint la carpe koï qui remonte son bras gauche à contre-courant. Passant outre les clichés communautaires qui l’ont poursuivi, Tomy Gousset est devenu, à 37 ans, l’un des chefs les plus brillants de sa génération. Son restaurant, un « bistro-gastro » nommé Tomy & Co, à Paris, est rem- pli de gourmets décontractés qui apprécient ses plats à la fois goûteux, techniques et graphiques.
Né à Mantes-la-Jolie, il entre en fac d’économie
Le rusé renard, dessiné à l’encre japonaise sur son bras droit, s’est pourtant réveillé sur le tard. Né à Mantes-la-Jolie (Yvelines) en 1980, il déroule à Lognes, en Seine- et-Marne, une enfance « heureuse » au sein de la communauté asiatique, entouré de ses cinq frères, de sa sœur et de ses parents, arrivés du Cambodge en 1977 après avoir fui la guerre civile. Le père, musicien, travaille dur. À l’âge où les apprentis cuisiniers passent leur CAP, Tomy Gousset se dirige vers le bac puis vers la fac d’économie tout en en- chaînant les petits boulots. Lui qui ne parle ni ne comprend le khmer, mange en revanche exclusivement asiatique. « La cuisine de ma mère, c’était du riz, des bo buns, le sucré- salé, se souvient-il. La sortie en famille, c’était au resto chinois du coin. Je ne connaissais de la cuisine française que le steak-frites. »
À 22 ans, un documentaire télévisé sur Ferrandi, l’école des métiers de la gastronomie, lui fait découvrir un autre monde : la cuisine française, à mille lieues de sa galaxie à lui dans laquelle le Michelin est une carte routière. Le jeune homme, qui n’a jamais manié un économe de sa vie, plaque l’économie pour la cuisine : « Un métier d’artisan-artiste, pour créer quelque chose de mes mains. » Quelques mois plus tard, en stage, il goûte son premier « saumon au beurre blanc-épinards ». Révélation gustative : « Cette « belle chair épaisse, c’était tellement bon… moi qui ne connaissais que les poissons servis entiers et souvent plein d’arêtes ! »
« Je ne connaissais de la cuisine française que le steak-frites »
L’apprenti comprend qu’il doit rattraper son retard. En stage au Marriott puis au Warwick, les jeunes de son âge sont déjà sous-chefs tandis qu’il débute en bas de l’échelle. Il apprend la rigueur dans son premier trois- étoiles, au Taillevent, auprès d’Alain Solivérès, son « père spirituel » : « Tomy se démarquait, se souvient ce dernier. Il était bon et bosseur, il voulait sortir du lot. Il arrivait avant les autres, toujours nickel, et assimilait vite les remarques. » Au Meurice, époque Yannick Alléno, il découvre la gastronomie de palace et peaufine sa technique au sein d’une brigade mémorable de futurs chefs étoilés tels Nicolas Baumann ou Philippe Mille. « Travailler dans ces restaurants-là, c’est un sacrifice, avoue Tomy Gousset. Le week-end, j’étais cuit. Mais j’ai tissé des amitiés solides. »
Lutter en cuisine contre les clichés
Parmi elles, celle de Yannick Lahopgnou, actuel chef d’ Odette, l’auberge urbaine : « Un coup de foudre, raconte celui-ci. Je suis d’origine camerounaise, nous étions les deux seuls “bronzés” en cuisine… C’était dur, nous devions être irréprochables mais heureusement, nos chefs pratiquaient la méritocratie. » Depuis ses premières gammes aux fourneaux, on renvoie Tomy Gousset à ses origines : « On m’appelait “le Chinois”, je savais que je devrais m’appliquer plus que les autres. J’avais un problème d’identité : je ne parle pas la langue natale de mes parents, je ne suis jamais allé au Cambodge, et on m’appelait comme ça… » Courageuse, la carpe koï surgit et remonte la cascade malgré les obstacles. Au Meurice, pour se faire accepter, Tomy Gousset abattra la carte ultime : le foot. Bon joueur et buteur, il force l’admiration dans le « tournoi des étoilés », en finale. La victoire vaut bien un nouveau tatouage, le numéro 10 de Maradona, meneur de jeu qu’il vénère, sur le mollet…
Après avoir rattrapé son retard de connaissances et gagné le respect, le cuisinier aurait pu se croire arrivé. Après deux ans chez Daniel Boulud à New York, Nicolas Baumann lui propose d’être son sous-chef chez l’étoilé Rostang. La gastronomie parisienne lui tend enfin les bras, mais Tomy Gousset hésite. « Nous sommes banlieusards, explique l’al- ter ego Yannick Lahopgnou. Notre relation à la cuisine est maternelle, faite pour nourrir et partager. Après les grandes maisons, nous sommes logiquement revenus à des restaurants plus simples. » Le buteur choisit un autre destin et prend les rênes de Pirouette, un bistrot des Halles, où il cumule les distinctions. « Il est très en accord avec lui-même, observe Nicolas Baumann. Il a un vrai projet de vie et il est humble. »
Un parcours loin des mondanités, présent aux fourneaux
En 2016, il ouvre sa propre adresse, Tomy & Co, couronnée du même succès, qui le place dans la lignée des esthètes conviviaux que sont Yves Camdeborde, David Rathgeber ou Stéphane Jégo. Faisant fi des sirènes de la gloire et des diktats des étoiles, il ne fréquente ni la profession ni les soirées, choisit de fermer le week-end pour être avec sa famille, sa priorité absolue. Un choix de liberté, qui tranche avec les générations de chefs précédentes, accrochés aux fourneaux six jours sur sept pour décrocher le Graal. « Il serait content d’en avoir une mais il ne court pas après, estime Alain Solivérès. Il n’a pas suivi les codes mais quand il voudra aller plus haut, il en sera tout à fait capable. Je lui ai toujours dit “le plus dur est de durer, pas de briller”. »
Le mois prochain, Tomy Gousset ouvrira un deuxième lieu, Hugo & Co (Paris 5e), du nom de son premier fils, orienté vers les cuisines du monde et plus accessible. Au passage, un nouveau tatouage est apparu sur sa main : une étoile. Celle du Michelin, qui le tarauderait quand même ? Le chef, zen, botte en touche, y voit un autre symbole : « Je suis bouddhiste, je crois au karma, aux rencontres et à la chance. »
À Lognes, des voisins interpellent parfois Chanta, samère, pour lui dire leur fierté de voir la réussite d’un « Cambodgien ». « Je ne voulais pas qu’il travaille dans ce métier, trop dur, se souvient-elle. Mais aujourd’hui je suis très fière de lui. » Associations et lycées le sollicitent pour qu’il vienne raconter cette singulière histoire à la jeunesse du 77. Il préférerait voir un jour un Asiatique jouer en équipe de France de football, « pour que ceux du Sud-Est, ceux des rivières, à la peau foncée comme la mienne, puissent avoir une figure de réussite à laquelle s’identifier ». Une autre fable qui reste à raconter.
Charlotte Langrand