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Amélie Darvas
Äponem, à Vailhan (Hérault)
Lorsqu’elle fait une pause dans sa journée derrière les fourneaux, Amélie Darvas lève la tête et respire. Devant ses yeux : les vieilles pierres languedociennes, le lac des Olivettes, la nature à perte de vue. « Avant, c’était plutôt le mur de la cour intérieure et le local à poubelles », rigole-t-elle. De la ville à la garrigue, il n’y avait finalement qu’un pas, qu’elle a franchi sur un coup de cœur. Après avoir régalé les Parisiens chez Haï Kaï, près du canal Saint-Martin, la jeune cheffe vient de poser ses couteaux dans l’Hérault, avec sa complice Gaby Benicio à la sommellerie et en salle.
De la capitale à Vailhan, le contraste est saisissant. Un village de 160 habitants et une auberge de 23 couverts dans un ancien presbytère du XVIIe. Au revoir Paris, sa- turé d’établissements : « La concurrence était grande et la fréquentation a baissé depuis les attentats, note Amélie Darvas. Partir m’a protégée. Je cherchais un endroit plus petit, qui permette une cuisine plus précise et un service plus appliqué. »
En tombant par hasard sur cette affaire, elle a aussi gagné un potager en permaculture : « Je découvre des plantes nouvelles. Être plus près de la vérité de la nature m’inspire davantage que de recevoir les produits de Rungis chaque matin. » Un peu perdue au début sans ses produits fétiches, elle est vite revenue à l’essentiel en se fournissant chez les producteurs des environs, et ses recettes ont pris un tour plus champêtre : on brûle de la sauge du jardin au moment d’envoyer la soupe de poisson.
Au départ, les locaux étaient méfiants devant ces deux Parisiennes et leur menu « dégustation » : « Maintenant ils sont contents ! Nous espérons devenir une destination à part entière. » Les inspecteurs du Guide Michelin sont déjà venus manger deux fois depuis l’ouverture cet été, laissant espérer la possibilité d’une étoile dont Amélie rêve. Et qui honorerait le nom du restaurant : Äponem, « bonheur » en pataxo, un dialecte brésilien.
Bertrand Grébaut
D’une île, à Rémalard (Orne)
Le virus du « chef-jardinier » s’est installé chez Bertrand Grébaut (Septime), dès 2006, lorsqu’il travaillait à l’Arpège : Alain Passard recevait chaque matin les légumes de son verger sarthois. L’ancien disciple a naturellement succombé à l’exil campagnard, pour les belles pierres d’une auberge les pieds dans l’herbe de 8 hectares à Rémalard (Orne), au cœur du Perche. « Ce lieu est un coup de foudre qui a réveillé en moi le besoin de me rapprocher de la nature, car plus les années passent, plus j’oriente ma cuisine vers quelque chose de durable et de végétal, explique-t-il. Et ma petite fille connaîtra une autre verdure que celle du square Maurice-Gardette [dans le XIe arrondissement de Paris]… »
Son nouveau potager lui per- met d’imaginer des menus ancrés dans le terroir. « À Paris, on a beau essayer de travailler les produits d’Île-de-France et ses vieilles recettes, on en fait vite le tour. Là, les contraintes sont moteur de créativité. » Exit les citrons ou l’huile d’olive, D’une île est alimenté par les fermes alentour, les cueillettes sauvages et les marchés.
“À Paris, saturé d’adresses semblables et de modes copiées sur les réseaux sociaux, ç’aurait été difficile de proposer une telle nouveauté”, Bertrand Grébaut, chef de Septime et du nouveau D’Une Ile, dans le Perche
Bertrand Grébaut partage désormais son temps entre Paris et le Perche, où Fanny Payre et Valentin Burteaux gèrent la cuisine au quotidien. « Je passe d’un restaurant à l’autre pour faire les menus, explique-t-il. Ici, j’ai moins de pression, les gens n’attendent pas une performance culinaire comme chez Septime (1 étoile Michelin). Il y a une trame commune à dominante végétale, mais c’est plus brut. C’est le jardin qui commande. Il faut mettre sa créativité de côté et savoir servir un légume juste coupé et rôti, qui n’a pas vu le frigo. »
D’une île est aussi un « hôtel de campagne » de plusieurs chambres. « C’est un terrain où l’on ne nous attendait pas, poursuit le chef. À Paris, saturé d’adresses semblables et de modes copiées sur les réseaux sociaux, ç’aurait été difficile de proposer une telle nouveauté. » Son modèle ? Christian Puglisi, à Copenhague, qui a créé une ferme pour travailler en quasi-autarcie. De quoi imaginer d’autres beaux projets.
Daniel Baratier
L’Auberge sur les bois, à Annecy-le- Vieux (Haute-Savoie)
L’ancien chef des Déserteurs a abandonné le quartier de la Bastille pour revenir dans la région de son enfance et pour que sa fille vive au grand air : « Courir dans les champs, faire des cabanes, voir les vaches, profiter du lac : maintenant, c’est sa réalité », se réjouit Daniel Baratier. Avec son nouvel établissement, planté entre le mont Veyrier et le lac d’Annecy (Haute-Savoie), le chef s’est offert un petit palais en pleine nature avec sa femme, Charlotte, elle-même ancienne de l’Astrance : « On a mis les voiles. À Paris, le restaurant faisait 40 m2. Là, on a 1.500 m2 de terrain, une bâtisse de 780 m2 et ma cuisine est passée de 2 à 120 m2 ! J’ai 48 cou- verts, une table d’hôtes et un bar à vins-cave à manger. »
Alors qu’il avait renoncé à faire son pain à Paris, Daniel Baratier s’est « fait plaisir » en installant un four de boulanger et deux pétrins, mais aussi un labo de boucherie et deux chambres froides. « Techniquement, ce sera plus pointu. Je serai plus vertueux avec mes carcasses, il n’y aura plus de perte », estime- t-il. Ce nouvel espace lui donne des envies de toute-puissance : « Je pro- pose un menu unique et surprise, ce qui me permettra de faire avec les meilleurs produits du jour et d’être au plus près de la saison. » Sans pour autant céder au tout-locavore : s’il se réjouit de trouver de belles matières premières et envisage un potager, il s’autorise à importer des produits d’exception comme la mandarine de Sicile ou le citron corse. Pour gâter les clients de ce qui sera bien- tôt une « auberge sur les bois ».
Pierre Jancou
Le café des Alpes, à Châtillon-en-Diois (Drôme)
Des belles pages du guide Fooding au zinc d’un petit café de village, il y a un monde. Pierre Jancou n’a pourtant pas hésité : « Je me sens bien à proximité des montagnes. C’est sauvage, il y a des produits partout, rapportés par les agriculteurs et les chasseurs, c’est un autre monde ! » L’ancien chef à succès de Racines et de Vivant, qui a essuyé une déconvenue avec son dernier restaurant parisien (Achille), ressuscite au café des Alpes, le vieux troquet de son village à Châtillon-en-Diois (Drôme).
Il ne cherche toujours pas les étoiles : alors qu’il est encore seul à bord, de la plonge au service, il sert aussi bien les petits cafés des habitués matinaux que les menus du déjeuner à 15 euros entrée-plat- dessert ou les tournées des notables du coin. Un vrai lieu de vie. Il reçoit avec « du bio et du local », sauf quelques produits italiens qu’il a toujours affectionnés et qu’il importe. « Au départ, j’ai eu peur des réactions des gens d’ici, qu’ils me prennent pour un bobo parisien, sourit le chef tatoué. Mais j’ai été bien accepté. J’aime ce côté brut où j’espère trouver l’équilibre, car il y a moins de charges et de besoins. »
Le lieu a son potentiel, et le chef a le choix entre ouvrir une deuxième salle de restaurant plus grande et accepter la proposition de la mai- rie de s’occuper des 55 couverts de la cantine des enfants. Un projet qui collerait à sa cuisine et à son engagement : « Il faut apprendre à ralentir, se battre contre l’industrialisation de notre monde, réfléchir sur nos déchets, ce qu’on mange et ce qu’on boit… » Un combat qu’il mène partout, à la ville comme désormais à la campagne.
Charlotte langrand