Quel chef pour cuisiner la Préhistoire ? Pour s’inviter à dîner avec les premiers hommes, imaginer leurs menus et leurs gestes de cuisine ? Emmanuel Perrodin, animal sensible et libre de 46 ans, savait bien qu’un jour il aurait l’occasion de rassembler en un même dîner ses deux chemins de vie : l’histoire et les fourneaux.
Chef nomade sans restaurant fixe, cuisinier-passeur entre l’art et l’assiette et tronche érudite en matière culinaire, historique et littéraire… Cet ancien historien passionné par l’anarcho-syndicalisme, devenu cuisinier sur le tard, saura raviver la flamme paléolithique et orchestrer ce voyage culinaire dans le temps : le chef iconoclaste aime se confronter à ce qui angoisse les cuisiniers du 21e siècle : une alimentation non formatée pour Instagram, qui bouscule le convive au risque de lui déplaire.
Il débarque à Marseille, la ville qui a perdu son père
Franc-Comtois d’origine, né dans une ferme jurassienne, il débarque avec femme et enfants à Marseille, à trente ans. Il a pourtant juré de ne jamais mettre un pied dans cette ville qui fit la perte de son père : dépassé par d’obscures histoires mafieuses, faites de paillettes et d’argent facile, celui-ci se suicida alors qu’Emmanuel avait cinq ans. Comme pour manifester sa réticence, Emmanuel affiche de sérieux handicaps pour un marseillais d’adoption : il n’aime ni l’ail, ni l’huile d’olive…
Avec son envie en guise de CV, il propose ses mains aux restaurants du Vieux-Port, qui refusent tous d’embaucher ce garçon plein de bonne volonté mais qui ne connaît rien des fourneaux. Tous sauf un : Eric Delgado, le chef de Peron, qui lui apprend la grammaire du métier puis l’encourage à s’en affranchir en développant sa créativité. « Sa confraternité m’a bouleversé, depuis, je ne regarde chez les gens que leur envie, jamais leurs compétences », estime Emmanuel Perrodin.
La suite de l’histoire relève de la psychanalyse. « Mon frère et moi avons choisi les deux voies au bout desquelles notre père n’a pas pu aller, explique-t-il. Nos parents tenaient un petit restaurant dans leur village du Jura et mes grands-parents étaient producteurs laitiers : je suis devenu cuisinier et mon frère a repris l’exploitation. » Un bel exemple de réconciliation générationnelle et de réparation filiale. En cuisine, Emmanuel retrouve la sensation éprouvée à sept ans, lorsqu’il avait concocté un bœuf à la Hongroise à ses grands-parents adorés, pour les faire voyager : « la cuisine peut être un vrai langage et une possibilité de s’extraire du quotidien. »
Le sien est celui d’un chef de grands chemins ne pouvant pas se limiter aux quatre murs d’un restaurant. Après avoir tenu le Relais 50 sur le Vieux Port, celui qui « ne sait pas résister » aux fleurs de courgettes et « parle » aux betteraves, s’en remet… aux éléments : « j’ai ressenti l’appel du vent, je voulais me confronter à d’autres formes d’arts et d’artisanat, prendre le risque de ne pas plaire, ce qui est impossible dans un restaurant. Désormais, je raconte une histoire avec ma cuisine, en m’exposant à la critique comme n’importe quelle oeuvre artistique. » D’ailleurs, Emmanuel Perrodin ne parle pas de ses clients mais de son « public ».
Un chef qui fait dialoguer culture et cuisine
Sans carcan, le colosse au regard doux dresse ainsi de grandes tables dans les musées, propice aux rencontres, réalise des « anti-portraits culinaires » d’artistes comme Sophie Calle ou Erwin Wurm. Intuitif, il cherche aussi, à la manière d’un Alain Passard, à retrouver le « geste » en cuisine, le rapport initial à la flamme et à la nature : le repas devient ainsi un spectacle vivant, dialoguant et accompagnant les œuvres, sans les pasticher. « On définit la cuisine avec un vocabulaire militaire alors que c’est une musique, poursuit-il. Un soir chez Peron, la salle était pleine, la brigade concentrée, le bruit des casseroles et le rythme cadencé des cuisiniers formaient une plénitude musicale. C’est à ce moment précis que j’ai su que ce serait mon métier. »
On définit la cuisine avec un vocabulaire militaire alors que c’est une musique,
Emmanuel Perrodin
Son travail n’a donc rien du buffet de vernissage. Pour cela, il utilise les arts de la rue ou le théâtre, convoque l’imaginaire de la scène : il a déjà fait tomber des bouchées du ciel, dans un grand Deus ex Machina culinaire, lors du bal littéraire du Mans ; servi un grand repas au cœur de la chapelle de la Vieille Charité à Marseille, pour l’exposition Picasso ; a confectionné une bouillabaisse borgne (de légumes) pour un concert sur la Rose de Vents, avec une violoncelliste, au Ballet National de Marseille…
Des références autant culinaires que littéraires
Pour ne pas se perdre dans son labyrinthe de vie, il s’amarre aux oeuvres de ses idoles et s’en inspire : l’écrivain Raymond Dumay (Du silex au barbecue) ou le peintre André Masson, les poètes Joseph Delteil ou Julien Syrac (la complainte du mangeur solitaire). Il fait aussi référence à d’autres toques inspirées : les piliers Alain Chapel et Raymond Oliver comme les chefs contemporains d’une famille intello-culinaire où il a sa place : David Toutain, Pierre Gagnaire, Alexandre Gauthier, Alexandre Mazzia, Florent Ladeyn, Romuald Fassenet…
La Cité Phocéenne a fini par emporter son cœur, au point de faire corps avec lui : « La bouillabaisse, à elle seule résume toute ma vie, avance-t-il. C’est un plat polyphonique et corsé qui n’a pas de recette claire mais s’inscrit dans l’histoire. Si la cuisine française est un arbre, le feuilletage est certes parisien mais les racines sont marseillaises. Le tronc serait la Vallée du Rhône et Lyon. » Arguant que tout territoire culinaire n’est vivant que lorsqu’il est ouvert à l’imagination et aux autres, le chef projette un long voyage en caravane, autour de la Méditerranée, afin d’aller à la rencontre des artisans du goût. Gageons que le vent l’escortera vers ces contrées lointaines.
Charlotte Langrand
Festin érudit au Musée de l’Homme
La Musée de l’Homme a décidé de remonter le fil de nos assiettes, depuis la Préhistoire jusqu’aux plats en capsules des cosmonautes. En trois salles mêlant sciences, arts et histoire, l’exposition « je mange donc je suis » passe avec brio de la formation du goût aux manières de table, de l’agriculture intensive à la gastro-diplomatie tout en faisant écho aux problématiques actuelles comme les interrogations sur la consommation de viande, les OGM et l’origine des produits… ce picorage pédagogique conduit les visiteurs, petits ou grands, à partager un thé sous une tente touareg, à s’asseoir devant la porcelaine d’un dîner de chefs d’Etat ou à arpenter les allées d’un faux supermarché débordé de plastiques et de références. Puisque l’on est dans la maison de l’anthropologie, on pourra aussi comprendre l’alimentation des chasseurs-cueilleurs en analysant leur dentition, en admirant le (vrai) crâne d’Antonin Carême, le « père » des cuisiniers ou en observant celui du taureau vendéen Jocko-Besné, géniteur de plus de 300.000 vaches laitières…
Si paradoxalement, on ne mange pas dans cette exposition, le musée a prévu des animations, des ateliers du goût pour les enfants et des banquets réguliers en soirée. Mercredi prochain, un dîner préhistorique y sera donné (65 euros). Avec l’aide du préhistorien et chercheur Roland Nespoulet, Emmanuel Perrodin a créé un menu-dégustation fondé sur l’alimentation de nos lointains ancêtres. Pour son voyage gustatif, le chef proposera plusieurs tableaux sur les produits du lac, les légumineuses, des produits bruts… Le chef proposera aussi une réflexion sur l’anthropophagie, sur la découverte du fromage, l’art de la cueillette et même une énigmatique « vodka originelle » inspirée de son grand-père… Outre ses lectures, il a pris l’avis de « survivalistes », enrichissant son menu de techniques de cuisson primitives (comme celle du pain à la braise).