Être une cheffe triplement étoilée depuis treize ans -et la seule en France- ne garantit en rien la sérénité. A cinquante ans, Anne-Sophie Pic vient juste de s’autoriser à mettre un nom sur sa cuisine : l’imprégnation. « Je le cherche depuis des années, avoue-t-elle. Etant autodidacte, le plus dur a été de trouver mon style culinaire, c’était un long cheminement, guidé par la peur de lasser et le besoin de prouver des choses… Avec la maturité, j’ai enfin trouvé les mots qui définissent mon travail. »
A l’évocation de cette « intranquillité », l’émotion qui saisit la cheffe prouve que son discours n’est pas feint et que l’héritage culinaire familial ne fut pas facile à porter tous les jours. Nommer sa signature culinaire, par rapport à celle de son père ou de son grand-père, également Trois Etoiles au Michelin, lui permet aujourd’hui de répondre aux critiques entendues par le passé : « Ma cuisine n’est pas intellectuelle et je ne mélange pas trop les goûts… Ils se répondent pour créer la trame d’un plat. Chaque ingrédient et chaque geste a sa nécessité. »
La philosophie d’Anne-Sophie Pic: amour du produit et dialogue des goûts entre eux
« L’imprégnation », qui domine donc sa cuisine, désigne l’amour du produit brut, dont la cheffe va extraire le goût, pour le transmettre aux autres éléments du plat. Ses fourneaux ressemblent plus au laboratoire de petit chimiste : les marinades, les fumages, les infusions ou les sauces sont primordiales, car ces techniques impriment les saveurs sur une matière neutre (de l’eau ou un corps gras) pour mieux les communiquer aux autres ingrédients. Dans sa brigade à Valence, le poste de saucier est d’ailleurs un poste de choix, auquel on accède après tous les autres. Le temps long, nécessaire à une bonne transmission de saveurs, est essentiel.
Le fumage déploie des notes d’amertume et parfois même d’acidité, qui prolongent le goût en bouche. Une marinade peut être traitée en deux façons : directe, comme avec ce cochon maturé qui macère à l’indienne dans un mélange au fromage, au lait et au miel ; ou en deux temps : « On fait d’abord pocher un ris de veau dans un lait aromatisé à la cire d’abeille, pour l’imprégner, et il marine ensuite dans cette coque de cire refroidie pour continuer à capter son goût. » L’été dernier, elle « imprégnait » de l’agneau en le compressant avec des feuilles de figuier et de cerisier sauvage, badigeonnées de sauce soja et d’algues kombu…
Dans la cuisine d’Anne-Sophie Pic, les goûts s’étalent ainsi comme un éventail et se répondent comme une conversation : « Il faut trouver l’harmonie parfaite, comme un vin ou un parfum qui se déploient lentement, poursuit celle qui discute souvent avec le parfumeur Francis Kurkdjian. Ce qui m’intéresse en cuisine, c’est de garder cette poésie du temps suspendu, où naît le goût et l’émotion. » Subtile, cette cuisine n’est pas pour autant frêle et fragile. Il y a même un grand caractère dans les assiettes d’Anne-Sophie Pic, à l’image de son ris de veau : une pièce d’abats déjà forte en goût, qu’elle assume de ne pas trop cuire, pour pousser son côté brut.
Une cuisine subtile mais avec de la force et du caractère
Son plat d’oursin « en clair-obscur » est un modèle du genre : avec son visuel immaculé, on pourrait s’attendre à un plat consensuel. Mais la force gronde sous ce manteau blanc, qui cache un intérieur de couleur sombre et puissant en bouche, avec ce crémeux infusé au whisky Nikka et au Kuromame (un grain de soja noir torréfié) et une eau de pomme Chanteclerc… « Je défends la puissance aromatique car, étant une femme, j’ai souvent eu peur qu’on dise que ma cuisine était mièvre et sans force, assure-t-elle. J’aime la luminosité mais je revendique aussi les goûts sombres, associés au thé, au goût fumé, au poudreux. Il faut savoir osciller entre l’ombre et la lumière. » La personnalité et l’imprégnation se retrouvent aussi dans ses salsifis rôties, déglacées à la bière et au miel de thym, avec un sabayon sobacha/orge ou dans sa ventrêche de thon rôtie au feu de bois, jus de cresson infusé au sapin et feuille de bergamote.
Le chausson aux truffes de son grand-père
Avec cette petite révolution personnelle, l’intranquille a revu toute sa carte et supprimé sans regrets quelques plats « signature » dont elle s’était lassée. Consciente de son rôle dans la cuisine française, elle n’a pas pour autant enterré le passé : le mythique bar au caviar de son père Jacques n’est pas à la carte mais il est proposé « à la voix ». Elle s’apprête aussi à faire entrer un plat de son grand-père André dans le 21e siècle, qu’elle proposera en plat de partage : un alléchant « chausson aux truffes », dans lequel le tubercule était servi en entier et enfermé dans une pâte feuilletée qui s’imbibait, à la cuisson, de tous ses arômes… L’imprégnation, déjà.
Charlotte Langrand
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