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Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Depuis la création du prix en 1924, deux femmes ont été couronnées meilleur ouvrier de France – Cuisine. Elles ne représentent qu’à peine 5 % des 2.650 chefs étoilés du Guide Michelin. Et parmi les 70 nouveaux restaurants récompensés en 2017, un seul est tenu par une femme, Fanny Rey (L’Auberge de la Reine Jeanne, à Saint- Rémy-de-Provence). Encore ? Elles ne sont que deux dans le dernier classement mondial des « 50 Best ».
Douées en cuisine mais moins en communication
« Elles sont pourtant là, talentueuses, et on ne les connaît pas, car elles ne sont pas mises en avant », s’insurge Vérane Frédiani, réalisatrice d’À la recherche des femmes chefs. Elle est partie rencontrer « ces battantes pour qui briller n’est pas primordial. Elles s’investissent mais elles perdent beaucoup à ne pas communiquer ». À travers ces portraits, on mesure les combats silencieux pour se faire une place dans des fourneaux très masculins. On goûte aussi leur cuisine : Anne- Sophie Pic, la seule trois-étoiles de France, et sa gastronomie d’émotion à Valence ; Kamilla Seidler et sa haute cuisine bolivienne ; l’Américaine Barbara Lynch, amoureuse des produits ; Dominique Crenn, Bretonne partie à la conquête de la Californie, ou la Lyonnaise Jacotte Brazier, petite-fille de la fameuse Eugénie Brazier… D’habitude discrètes, elles se font bavardes.
Comme Anne-Sophie Pic, 47 ans, qui se confie ici comme rarement
Interview – Anne-Sophie Pic
Parlez-vous souvent de vos difficultés entre femmes chefs ?
Il y a beaucoup de pudeur entre nous car chacune lutte tellement pour se faire admettre par les hommes que nous en oublions d’être solidaires. Le film m’a émue aux larmes car j’ai sou- dain compris que nous vivons toutes les mêmes choses. Notre connivence est instinctive : nous savons que nous avons bataillé. Mais il ne faut pas nous opposer les uns aux autres. Je travaille avec des hommes en cuisine, nous sommes com- plémentaires.
Avez-vous vous- même subi des brimades ?
Oui, mais c’était particulier car c’était dans l’entreprise de mon père [Jacques, trois-étoiles], qui venait de mourir. C’était un moment difficile : le décès d’un chef qui fait autorité et l’hostilité de ses collaborateurs qui le considéraient comme leur père spirituel. Ils m’ont fait comprendre que je n’avais rien à faire en cuisine. En plus, j’avais fait des études, c’était pire que tout… Certains m’ont enfoncée, d’autres m’ont aidée.
Votre père vous parlait-il de la dureté du métier ?
La cuisine a toujours fait partie de mon éducation. Pour moi, c’était le plus beau métier du monde. J’ai retrouvé une inter- view de mon père où il disait que c’était fabuleux d’avoir une grand-mère cuisinière mais que c’est un métier très difficile pour une femme. Et mon grand-père [André, triple étoilé aussi] a tou- jours voulu goûter la cuisine de la Mère Brazier. Ils n’avaient aucun doute sur la qualité de ces cuisines féminines. Aujourd’hui, c’est moins évident.
Dans les palmarès, les femmes sont très peu représentées…
Certains guides ne sont pas très ouverts, mais ce n’est pas le cas du Michelin : il y a cinq femmes trois étoiles dans le monde. Je crois surtout que les hommes devraient se pronon- cer davantage sur notre travail. J’ai vu si peu de grands chefs venir goûter ma cuisine… J’ai été longtemps vexée. Ils viennent depuis trois ans à peine, alors que j’ai trois étoiles depuis dix ans ! Ils doivent se demander si c’est vraiment intéressant de découvrir la cuisine d’une femme…
Pensez-vous qu’on réduit encore les femmes à l’aspect « ménager » de la cuisine plutôt qu’à la pure gastronomie ?
Exactement. Mais c’est en train de bouger, car les femmes qui font des métiers dits masculins ont une forte volonté d’apprendre, pour ne pas être prises en défaut. J’ai moi- même développé des techniques qui me sont propres pour transcender le goût. Aujourd’hui, je n’ai plus de tabous.
L’obtention de votre troisième étoile vous a-t-elle rassurée ?
Elle m’a libérée. C’était d’abord un devoir de mémoire par rapport aux trois étoiles de mon père et de mon grand- père. Cela voulait aussi dire qu’on reconnaissait mon identité culinaire, en tant que femme et autodidacte, ce que j’avais porté jusque-là comme une double peine. J’ai bénéficié des regards bienveillants de mon mari ou de Paul Bocuse, qui m’a fait comprendre, de loin, qu’il était présent. Mais je n’ai rien demandé à personne. Jamais je n’ai appelé un chef pour une recette. Je voulais me débrouiller seule.
Vous êtes un modèle pour les jeunes femmes chefs. Les conseillez-vous ?
Je transmets quotidiennement à ceux qui travaillent avec moi. J’ai longuement parlé avec Fanny Rey, seule nouvelle étoilée cette année au Michelin. Je lui ai dit de tenir. Mon conseil est de rester fidèle à soi-même, de ne pas adopter une autorité masculine pour être respectée, car cela ne marche pas. Il faut rester une femme en cuisine.
Charlotte Lagrand