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Cuisines et résilience

Poussés à se réinventer pendant le confinement, des chefs ont proposé une cuisine plus décontractée et abordable, qu’ils pourraient conserver

Cuisines et résilience
Le compte Instagram du chef René Redzepi et un des burgers du Noma à Copenhague

Il a baptisé le printemps 2020, la “saison du burger”. Finis, les oeufs de cailles fumés ou les brochettes de tête de poisson : René Redzepi, le chef du restaurant Noma à Copenhague, deuxième sur la liste des cinquante meilleurs restaurants du monde, a converti sa célèbre table en un “bar à vins et à hamburgers” : “Avant de retrouver le Noma que nous connaissons, soyons ouvert à tous. Nous devons nous réconforter alors prenons un verre et un burger.” Le chef s’est ainsi mué sans transition en aubergiste, proposant une cuisine populaire à l’opposé de son identité culinaire habituelle.

Passé l’état de sidération qui a suivi la fermeture des restaurants, certains chefs ont réagi et décidé, comme lui, de retourner aux fourneaux coûte que coûte. Que ce soit par nécessité économique ou par envie de cuisiner, ils ont bousculé leur immuables menus “dégustation” et leurs assiettes gastronomiques pour proposer des plats à réchauffer, des sandwiches, voire des pique-niques, à leur manière. “Ils ont fait preuve de résilience, ont rajouté une corde à leur arc et bricolé des offres à emporter ou à livrer, plus simples mais réjouissantes, constate Romain Raimbault, directeur d’Omnivore. Et cela a marché.”

Retour à la simplicité et au plaisir

Ces cuisiniers résilients
Les sushis du SaQuaNa à Honfleur

Ces expériences inédites de cuisine confinée ont même abouti à des réflexions et des remises en question profondes. Confiné au Saquana à Honfleur (14), son restaurant (deux étoiles), Alexandre Bourdas, avait entrepris de réaliser, « en toute naïveté », quelques sushis à emporter pour « tenir compagnie » à son voisin pizzaïolo. En deux jours, il avait déjà 600 commandes et en a vendu jusqu’à 2600, un dimanche de juin… Un déclic vers de grands changements : à la rentrée, le quinquagénaire rendra ses deux étoiles Michelin et troquera définitivement ses menus à 90€ et 140€ pour une formule de plats du jour à 18€ et des sushis. « Je ne veux pas mourir sur scène et le star-system culinaire n’a jamais été mon truc, confesse-t-il. J’ai été très heureux de faire de la haute-couture gastronomique et je serai aussi heureux de faire du prêt-à-porter, bon, accessible et décontracté. »

Liberté, détente et plaisir seraient les mots d’ordre de la cuisine post-déconfinement. Le chef Jean Sulpice, à l’Auberge du Père Bise (2 étoiles à Talloires, 72), va aussi poursuivre sa vente à emporter, ses menus à réchauffer et ses pique-niques. Même dans l’urgence et malgré les entorses à sa cuisine habituelle, le plaisir de (re)cuisiner était au rendez-vous : « Les gens m’ont soutenu, ça leur a plu… Je me suis passionné à trouver comment adapter mon ADN à un autre style de restauration, servi dans des sacs en papiers au lieu de la porcelaine… Je ne peux pas arrêter brutalement. »

Avoir un “gastro” et un “food truck”

Confiné à Marseille, le chef (2*) Alexandre Mazzia a, lui aussi, livré des cagettes et des menus haut-de-gamme : pigeons de Joël Poirier, végétaux de Jean-Baptiste Anfosso ou encore plats de thon « Ikéjimé » maturé au jus vert et à la levure de bière torréfiée… « J’aurais pu faire de la blanquette ou des petits farcis mais je suis ce que je suis : gastronomique », explique le chef, qui a eu une autre idée : ouvrir un « food truck artisanal », mi-juillet, avec des glaces à l’italienne, des sandwiches ou des plats de pêche locale à 6,50€, des cornets de tempuras et autres limonades maison… « Je me suis aussi rendu compte que j’étais un papa fantôme car je travaille beaucoup, poursuit-il. Mon fils de onze ans est ravi de m’aider à créer la carte du Food Truck ! J’aurai donc deux familles : le restaurant gastronomique M, qui est mon âme et ce camion de cuisine de rue, pour m’éclater. »

Je n’avais pas travaillé à la carte depuis dix ans et là, j’en ai réinventé une, afin de cuisiner pour le voisin d’en face et pour les Parisiens

David Toutain, chef ** à Paris (7e)

Les touristes étrangers absents, les restaurateurs ont pu redécouvrir une clientèle de quartier. C’est le cas de David Toutain, deux étoiles à Paris 7e : « Je n’avais pas travaillé à la carte depuis dix ans et là, j’en ai réinventé une, afin de cuisiner pour le voisin d’en face et pour les Parisiens, sourit-il. Avec l’équipe, on a retrouvé le même plaisir du coup de feu pour préparer les commandes à emporter. En distribuant les sacs, j’étais plus accessible, je discutais avec les gens. Bref, je suis sorti de ma cuisine et j’ai adoré ça. » A la rentrée, la fameuse carte prendra définitivement sa place aux cotés des menus.

Certaines initiatives nées avec le confinement vont donc perdurer, au moins cet été. A la Régalade à Paris, le chef David Doucet continuera à proposer à emporter ses plats de bistrot haut de gamme : terrines, saumon gravelax ou côte de bœuf à cuire… « La Pascade, elle, sera transformée en petite Régalade, plus accessible : les sardines remplaceront les poissons nobles et on boira de jolis canons. » Inaki Aizpitarte, talentueux chef du Chateaubriand (1*, Paris 11e) poursuit aussi ses bons plats mijotés à emporter, dans sa cave à vins annexe, et ses sandwiches addictifs du déjeuner, auxquels il a pris goût : le pan bagnat ultra-frais ; la « mitraillette » (viande, frites maison et sauce maître d’hôtel) ou encore une « Milanaise » avec sauce samouraï…

Créer du lien avec une clientèle locale

La crise du Covid aurait-t-elle donné raison aux Cassandre, qui prédisent la fin du restaurant gastronomique depuis longtemps ? « Il ne faut pas se précipiter dans cette conclusion, temporise le chef du Chateaubriand. Les gens ont simplement envie de manger parfois un sandwich, cela ne fera pas pour autant disparaître les restaurants ! » Temporairement, les chefs vont néanmoins adapter leur offre au sentiment de liberté retrouvée de leurs clients déconfinés : « Je vais garder l’ADN de ma cuisine mais je n’ai pas envie que les gens enchaînent 7 ou 8 plats comme avant, dans un gastro, estime Antonin Bonnet, chef de Quinsou (1*, Paris 6e). Je préfère proposer une carte de tapas et un bon plat du jour, pour qu’ils soient libres de choisir et de se faire plaisir. »

La recherche d’une cuisine plus accessible, sincère et gourmande créerait pourtant une grande orpheline : la très haute gastronomie, déjà privée des touristes. « Après cette crise, qui a souligné la fragilité de l’existence, il serait presque indécent de payer 300€ un repas au restaurant, avance Romain Raimbault. Certains touristes de passage chercheront toujours ce luxe mais les forts changements sociétaux actuels font qu’il est plutôt de bon ton de manger un produit sourcé, chez un chef à l’approche sincère, pour vivre une expérience authentique. Les chefs ont intérêt à arrêter de courir après la récompense ultime de l’étoile Michelin pour être eux-mêmes, s’ancrer dans leur territoire en créant des liens avec des producteurs et une clientèle locale. » A part la réouverture du restaurant George à l’Hôtel Four Season’s à Paris, les tables des palace parisiens ne devraient d’ailleurs pas rouvrir avant septembre.

Charlotte Langrand


Les sourceurs et les producteurs s’organisent

Ces cuisiniers résilients
Le collectif des Sourceurs

Pour ne plus être dépendants des restaurants, avec qui ils travaillaient exclusivement, certains artisans (producteurs, pêcheurs, éleveurs…) veulent poursuivre les livraisons en direct aux particuliers, débutées pendant le confinement. Des collectifs s’organisent pour proposer leurs produits de qualité sans passer par la grande distribution. Des plateformes les ont rassemblés sur internet, comme le très qualitatif Culinaries ou encore Pour de Bon et La Ruche qui dit oui. Le dernier né s’appelle Sourceurs et rassemble des produits d’épiceries sourcés et haut de gamme: l’huile d’olive et la féta de Kalamata de Profil Grec, l’Arbre à Café ou les vins et fromages de Moots…

C.L.

www.sourceurs.fr

Charlotte Langrand

Journaliste au Journal du Dimanche (JDD) rubriques Gastronomie-Cuisine, santé-bien-être

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