Il était une fois, une fable culinaire qui débute à la Grenouillère. Les rainettes étant légion à la Madelaine-sur-Montreuil (Pas-de-Calais), l’ancien passeur de la rivière voisine avait baptisé sa demeure en hommage à ces sympathiques batraciens. Le 15 mars 1979, le cuisinier Roland Gauthier achetait cette ferme cabossée du 16e siècle, entre campagne et marais, pour y installer son restaurant. Quinze jours plus tard, son fils Alexandre venait au monde, celui-là même qui, en 2003, viendrait sauver l’établissement paternel, menacé par la banqueroute, en reprenant ses fourneaux. Grâce à sa force de travail et à sa singularité en cuisine, Alexandre Gauthier ferait entrer l’ancienne maison du passeur dans le 21e siècle, la transformant en un ovni gastronomique et hôtelier, bientôt copié et scruté par tous les observateurs et aujourd’hui distingué par deux étoiles Michelin.
Une auberge comme un trait d’union entre passé et futur
« Cette maison, c’est moi », estime le chef, qui n’a pas voulu en faire un stéréotype de table étoilée, qui cocherait toutes les cases aseptisées du grand restaurant et du palace. Successeur à la fois respectueux et progressiste, il a honoré le passé sans pour autant laisser la maison familiale mourir avec. L’ancien et le nouveau monde y cohabitent, célébrant l’harmonie des contraires : on passe en quelques pas des petits salons intimes du père, avec leurs plafonds bas, leurs cheminées noircies et leurs fresques à grenouilles au chapiteau moderne du fils, abritant une majestueuse salle de restaurant toute en verrières, telle une grande hotte de cuisine posée sur un jardin d’herbes folles. « Cette maison devait me ressembler, elle est un cap pour moi et elle me survivra. Je ne suis qu’un passeur, comme mon père avant moi et d’autres, après. »
En 2011, Alexandre comprend que le schéma économique n’est plus le bon : « On ne vient pas par hasard à la Madelaine-sur-Montreuil… et la loi qui limite l’alcool au volant incite à prendre moins la voiture. Il fallait devenir une destination, en créant des chambres. » Hors des sentiers battus, le chemin est toujours plus sinueux : le chef épuise quatre architectes avant de trouver celui qui comprendra sa vision décalée de l’auberge-restaurant. Ce sera Patrick Bouchain, déjà maître d’œuvre du théâtre Zingaro à Aubervilliers et spécialiste des friches industrielles. « J’ai voulu assumer un lieu intemporel, hors des modes, donc du temps, poursuit le chef. J’avais en tête des idées fortes, avec des partis pris esthétiques assez rudes. » Ici, nul luxe ostentatoire. La nature est présente, juste un peu domestiquée. Dans cette humble et jolie campagne au charme très anglais, entre jardins fleuris et mares tranquilles, on n’inflige pas au visiteur le standing moelleux et passe-partout des palaces huppés : « Nos codes ne reposent pas sur ce qui brille, ils sont ailleurs, dans une poésie, dans l’impalpable, dans une élégance ou un geste que l’on suggère. »
Des huttes pour se retrouver
Alexandre rêve d’un hôtel… « sans couloirs ». Désormais, derrière le jardin, huit « huttes de chasseur » accueillent pour la nuit les Robinsons de passage. Camouflées dans la verdure, ces cocons sont beaux et confortables, avec des matériaux bruts faits pour se patiner avec le temps. Le sol renferme une baignoire escamotable qui, déployée, transforme la chambre en suite. Le parti-pris du maître des lieux est éloquent : sans wifi, avec la télé dissimulée dans une toile de jute, il vous invite plutôt à ralentir, à allumer le poêle à bois et à changer de point de vue, le nez à hauteur d’herbe (chaque hutte est construite en contrebas). « Je m’adresse aux amoureux, pas aux businessmen, se réjouit le chef. On espère que les gens fassent l’amour ou au moins qu’ils partagent une belle conversation. Cela signifierait qu’ils se sont retrouvés, que nous avons réussi à les déconnecter de leur quotidien ».
Les huttes:
Les maisons à louer:
Tables en cuir et menu sur papier de bible froissé
Le restaurant est au diapason : la lumière est tamisée, contenue par des rideaux en toile de jute, une flamme centrale joue les feux de joie, la cuisine ouverte envoie ses vibrations, sans les imposer. Entre les tables, un bel espace laisse circuler les serveurs et les émotions. Les tables sont en cuir, les menus, en papier de bible froissé, à l’intitulé monacal. Côté service, pas d’argenterie ni de ronds de jambe. Tout décontenance et caresse, explose les repères pour mieux pénétrer dans la magie d’un menu-dégustation en onze services : un blinis de lait entier avec un tourteau rond et régressif ; des asperges d’abord tièdes au jus de navet fermenté puis en tempura à la poudre d’ortie ; de fins ormeaux en croûte de sel, vifs et croustillants ; une formidable araignée de mer sauce « 4 quart » (beurre, huile, vinaigre et bouillon de hareng) avec foie gras, acide et gourmande ; des grenouilles à manger avec les doigts ; une superbe et émouvante raviole « rouge » au cœur coulant de betterave, beurre de haddock, jaune d’œuf et vin rouge… Il ose même un (génial) plat humoristique : le « poulet rôti », qui est en fait une petite bouchée au manioc, au goût parfait de poulet doré.
Une cuisine d’auteur ancrée dans le territoire
A la Grenouillère, celui qui a fait ses classes chez Régis Marcon, Michel Roth ou Pierre Gagnaire, déploie une cuisine d’auteur singulière et affranchie de ses certitudes : « Il faut ouvrir le champ des possibles, ne pas s’accrocher à une recette, estime-t-il. Un plat est une photographie de l’instant, ancrée dans la Côte d’Opale et faite de mes humeurs et de mon envie de bousculer ou de rassurer les gens. C’est un territoire physique, moral et mental. » Né à Boulogne-sur-mer, le quarantenaire n’a pas voulu jouer la carte du terroir : « Un restaurant traditionnel, avec le maroilles, la chicorée, la bière et les grenouilles en plus… nous serions tombés dans le folklore plus que dans l’excellence. » Pour montrer qu’il aime aussi la tradition, il a ouvert deux restaurants à Montreuil-sur-Mer : la rôtisserie Froggy’s et Anecdote, où il rend hommage à la cuisine de son père.
Il a fallu longtemps aux observateurs gastronomiques pour saisir cette lecture incarnée du territoire. Neuf ans séparent la première et la deuxième étoile mais qu’importe, ce cuisinier-là reste un intranquille, parlant à 1000 à l’heure, cherchant toujours à avancer, planifiant déjà les travaux d’une autre cabane et des Bains : « Il faut bouger, s’interroger. Etre satisfait de soi-même, c’est déjà être un peu mort. » Qu’il se rassure, la Fable se finit bien : on vient de très loin pour séjourner dans cette Grenouillère, devenue princesse charmante.
Charlotte Langrand
Sa recette
Fraise des bois à la verveine
Ingrédients (pour 10 personnes):
- 750 g de fraises des bois
- 1 bouquet de verveine
- 500 g d’eau minérale
- 75 g de sucre cristal
- 3,5 g de iota (gélifiant naturel)
- 250 g de crème liquide
- 80 g de jaune d’oeuf
- 1 feuille de gélatine
- 200 g de mannitol
Préparation
Réaliser une crème anglaise avec la crème, le jaune d’oeuf et 20g de sucre. Ajouter la gélatine trempée et la verveine. Filmer et laisser figer puis passer au tamis et récupérer la crème dans une poche à douille ronde n°4.
Porter l’eau à ébullition, le reste de sucre et la iota. Quand la gelée est à 65°C, ajouter les feuilles de verveine restantes en conservant les sommités. Laisser infuser, filtrer et mettre au frais.
Dresser les fraises : former un carré de crème à la verveine sur l’assiette. Poser les fraises debout sur dessus (5 rangées de 5). Jeter quelques sommités de verveine. Au dernier moment, « frire » les fraises dans le mannitol fondu (160°C) à l’aide d’un pic en inox. Les poser chaudes sur le côté du montage. Servir avec une cuillère de gelée de verveine.