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Mercredi, le nouveau Printemps du goût ouvrira ses portes aux 7e et 8e étages du grand magasin parisien. Avec une vue sublime sur l’Opéra Garnier, la tour Eiffel et Montmartre, la nouvelle « vitrine de la gastronomie française » – c’est l’ambition affichée – tutoie déjà les nuages. Après cinq ans de réflexions et de travaux, les anciennes cantines du personnel viennent de se transformer en écrin de luxe de l’épicerie fine.
Au 7e étage, des marques haut de gamme se partagent les 300 m2 de l’espace « produits iconiques ». Sur les comptoirs, habillés des mosaïques emblématiques du Printemps, on trouve le foie gras de la Maison Dubernet, le caviar de Byzance, les truffes de la famille Balme, un « corner healthy », une cave à vin avec 20.000 références… À part les cafés et les thés, tout est 100 % français.
Des tables au milieu des rayons
De telles épiceries de luxe existent depuis longtemps. Mais il est plus rare de trouver un espace regroupant des « fondamentaux de la gastronomie » dans un temple de la mode : au 8e étage du Printemps, des étals de marché présentent les marchandises d’artisans réputés comme le maraîcher Joël Thiébault, fournisseur des chefs, Hervé Sancho, Meilleur ouvrier de France en boucherie ou le Collège culinaire de France pour la poissonnerie. « Nous nous sommes inspirés des cabanons de dégustation d’huîtres d’Arcachon, affirme Emmanuelle Touboul, responsable du projet. Nous voulions des produits frais et de saison, cuisinés dans leur naturalité, peu transformés. » Dans cet espace, on peut acheter les produits pour les préparer chez soi ou les consommer sur place, au restaurant dirigé par Akrame Benallal. Le MOF Laurent Dubois décline aussi un original restaurant de fromages, avec croque-monsieur et planches. Les pâtisseries de Christophe Michalak clôturent ce prestigieux casting.
Des lieux de vie où les épiciers sont aussi “cavistes-restaurateurs-bistrotiers”
Comme aux Galeries Lafayette voisines ou au Bon Marché, le Printemps reprend, en version luxe et à grande échelle, les codes d’une tendance récente : l’ouverture de lieux hybrides qui allient restauration de goût et vente de produits d’exception, sélectionnés chez des artisans de qualité. « Nous sommes banalement épicier-caviste-restaurateur-bistrotier, énumère Sébastien Demorand, fondateur avec Cyrille Rossetto du Bel Ordinaire à Paris (10e). C’est un petit lieu de vie à la cool mais on ne se contente pas de poser les produits sur une assiette, nous les cuisinons vraiment. C’est la façon la plus joyeuse de faire découvrir les produits de nos artisans. » Ce projet participatif (5.000 euros par actionnaire) a tellement plu aux épicuriens qu’un nouvel appel de fonds est lancé pour l’ouverture d’une deuxième adresse, en juin, aux Abbesses (18e). À Vincennes (Val-de-Marne), Mademoiselle Amande décline ses plats du jour maison. Chez Terra Gourma (Paris 9e), on régale les clients sur des tables installées au milieu des rayons. Et on annonce l’arrivée cette année d’un mastodonte italien : Eataly.
Le phénomène est loin d’être uniquement parisien. Dans la plupart des grandes villes de France, des restaurateurs-entrepreneurs déploient une vision épicurienne et éthique de la bonne bouffe. À Mar- seille, dans le quartier de Noailles (1er), Julia Sammut a ouvert L’Idéal, une épicerie-sandwicherie de haut vol. La journaliste gastronomique, fille de la chef étoilée Reine Sammut (L’Auberge de la Fenière à Lourmarin), met notamment les produits du bassin méditerranéen à l’honneur, des kumquats et citrons bio de Menton de Patrice Mazzafera au thon tunisien El Manar. À Lyon (9e), le chef doublement étoilé Mathieu Viannay a renoué avec le passé de la célèbre Mère Brazier en ouvrant son Épicerie-Comptoir, « un lieu de vie dédié à la gastronomie du quotidien ». Soit 450 m2 avec grandes tables d’hôtes, stands de frais (fromagerie, charcuterie, boulangerie) et étagères déclinant ses spécialités (pâté-croûte, oreiller de la Belle Aurore) et des produits de l’Huilerie beaujolaise, des vinaigres artisanaux d’Anjou, des cornichons de la Mai- son Marc (servis à l’Élysée).
Valorisation du terroir
Respecter les saisons, décrire un savoir-faire artisanal, payer le producteur au juste prix, c’est le credo de tous ces nouveaux épiciers. Pour eux, prendre le temps d’expliquer l’origine d’un produit, le faire goû- ter au consommateur pour qu’il apprécie sa qualité, est la mission de l’aubergiste du XXIe siècle, qui rééduque les palais perturbés par des décennies d’achats en supermarché. « L’implantation des grandes et moyennes surfaces dans les années 1980 a précipité la fin des petits commerces locaux, constate Luc Dubanchet, fondateur du festival Omnivore. Au départ, personne ne les a regrettés, car on les prenait pour des ploucs. Aujourd’hui, on les réhabilite car les urbains sont en manque d’authenticité. » Face à l’Épicerie-Comptoir de Mathieu Viannay à Lyon, il y a justement un supermarché Casino…
Une tendance que la grande distribution tente de récupérer
« Il manquait, en France, une offre honnêtement sélectionnée, un vrai travail de sourcing, explique Delphine Plisson, fondatrice de la mai- son éponyme (Paris 3e), qui ouvrira une deuxième adresse en juin, place du Marché-Saint-Honoré. À défaut de pouvoir nous payer des publicités comme les industriels, nous donnons la parole à nos producteurs sur notre blog pour que les gens voient com- ment ils travaillent. Il y a une histoire et un savoir-faire derrière le produit. » Cette légitime valorisation du terroir a été récupérée par la grande distribution qui surjoue la carte de la transparence à grand renfort de photos d’artisans et de décors champêtres. « Restons simples, tempère Sébastien Demorand. Présentons un bel agrume ou une belle carotte, rien ne sert d’assommer le client avec sa fiche d’identité. Quand le goût est là, il parle de lui-même. »
Une qualité qui a un prix… juste
La qualité et l’origine ont bien sûr un prix, qui n’est pas forcément accessible au plus grand nombre. « Nos pâtes à 4 euros sont quatre fois plus chères mais elles sont quatre fois meilleures, c’est tout », précise Sébastien Demorand. Les consommateurs urbains à fort pouvoir d’achat sont évidemment les premiers clients de ces établissements. « Mais beaucoup de gens s’y rendent aussi pour de grandes occasions ou pour se faire plaisir », souligne François Blouin, président de l’agence de conseil et d’étude Food Service Vision. Et, comme à l’Épicerie- Comptoir à Lyon ou à la Maison Plis- son à Paris, on peut (bien) déjeuner à des tarifs très raisonnables. « Il n’y a pas que Vanessa Paradis qui fait ses courses chez nous, sourit Delphine Plisson. 30.000 personnes viennent à l’épicerie chaque mois et on en accueille 400 par jour au restaurant.» Mais ces ambassadeurs du goût restent lucides, la révolution alimentaire n’est pas encore gagnée : « La vraie démocratisation, estime Sébastien Demorand, se fera le jour où on trouvera des vins de vignerons chez Auchan ou Carrefour. Ce n’est pas demain la veille.
Charlotte Langrand