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Matthieu Viannay et Jean Sulpice: Restauration de monuments

Le Père Bise (à Talloires) et La Mère Brazier (à Lyon), restaurants illustres, déclinaient. Des chefs ont repris les fourneaux pour les moderniser

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Leurs restaurants portent le nom d’un autre. Au lieu de créer un établissement à leur image, les chefs Mathieu Viannay et Jean Sulpice ont fait le choix de reprendre des cuisines historiques. Le premier s’est installé en 2008 dans les salons chics et vintage de la Mère Brazier, à Lyon (Rhône). Le second a racheté l’année dernière avec sa femme, Magali, la majestueuse Auberge du Père Bise à Talloires, en bordure du lac d’Annecy (Haute-Savoie). À dix ans d’intervalle, les deux toques ont voulu écrire un nouveau chapitre dans l’épopée gastronomique d’une autre famille que la leur. Avec ce qu’il faut d’audace pour dépoussiérer un mythe. Et de délicatesse pour respecter son prestigieux passé.

Deux restaurants institutionnels, avec Trois Etoiles au Guide Michelin

Les deux institutions ont longtemps brillé au firmament des trois étoiles, grâce à deux personnalités emblématiques de la grande cuisine française et familiale du XXe siècle : Eugénie Brazier, première femme à décrocher les trois macarons Michelin en 1933 (pour deux restaurants !) et qui forma le jeune Paul Bocuse ; François Bise, compagnon d’apprentissage d’Alain Chapel, Jean Troisgros, qui fonda l’auberge en 1903 avec son épouse, Marie, avant que ses enfants et petits-enfants assoient sa réputation ( jusqu’à la troisième étoile en 1951). Au fil du temps, les deux mythes ont doucement perdu de leur superbe. La Mère Brazier, transformée en bistrot. Le Père Bise, laissant filer deux étoiles. Faute de successeurs, les héritières cherchèrent des repreneurs dignes du travail de leur vie.

Rénovés pour un meilleur confort et une ambiance plus contemporaine

Charlyne Bise a ainsi veillé à laisser les clés de l’auberge familiale à un couple, comme les trois générations de Bise avant eux. « Cette maison m’a choisie, dit Jean Sulpice, 40 ans, qui cherchait à quitter Val-Thorens. Elle fait écho à mon éducation de petit-fils d’hôtelier-restaurateur à Aix-les-Bains. Je suis né dans cette ambiance Vieille France, j’ai donc suffisamment d’expérience pour respecter et prolonger son histoire.»

Cette maison m’a choisie. J’ai vécu dans cette ambiance Vieille France, j’ai suffisamment d’expérience pour respecter et prolonger son histoire.

Le chef Jean Sulpice, à propos de l’Auberge du Père Bise

Ne pas passer pour le jeune prétentieux qui brade le passé

Pour ne pas passer pour le jeune prétentieux qui touche, sans gants, aux souvenirs et impose sa modernité, les nouveaux propriétaires ont su faire le trait d’union entre les époques. Même dans la décoration : les photos anciennes, le mobilier symbolique et d’autres vestiges d’antan se mélangent à un confort plus contemporain. Sous les lambris de la Mère Brazier, on a découvert et rénové de vieilles faïences oubliées, qui lui rendent son charme cosy et secret. Au Père Bise, les nappes, les couverts et les draps des chambres ont été conservés et le reste « rendu » aux habitués, lors d’une brocante mémorable : « Il y avait un monde fou, certains pleuraient, sourit Sulpice. Ils avaient tous vécu un moment de leur vie ici, un mariage, un anniversaire… Ils pensaient que nous étions trop jeunes pour reprendre une telle institution. »

 

La légitimité se gagne dans l’assiette

Mesuré ou fonceur, les deux chefs ont connu les obstacles qui surgissent quand on ose pénétrer un sanctuaire, fût-il gastronomique. « Tout le monde m’attendait au tournant, se rappelle Mathieu Viannay, 51 ans. On pensait que j’allais échouer, mais je me suis tout de suite senti habité par le lieu. J’ai décidé d’entrer dans ce restaurant comme dans des chaussons, sans faire de bruit. » Depuis, Jacotte Brazier, la petite-fille d’Eugénie, l’interpelle toujours d’un « ça va, mon fils ? » À Talloires, même le cambriolage de l’inestimable cave à vins de l’Auberge en février a connu un dénouement heureux : les trois quarts des précieuses bouteilles ont été retrouvés.

On m’attendait au tournant, tout le monde pensait que j’allais échouer mais je me suis tout de suite senti habité par le lieu”,

Matthieu Viannay, chef de La Mère Brazier à Lyon

La bataille de la légitimité s’est évidemment surtout jouée dans l’assiette. Pour déployer sa propre cuisine sans trahir la précédente, il faut savoir être moderne sans renier le passé. Mais il est hors de question pour les deux chefs de s’entêter dans une cuisine datée, qui a fait la réputation de la France mais ne correspond plus aux appé- tits actuels : « Paul Bocuse est venu au premier service, raconte Mathieu Viannay. Il m’a résumé la façon dont il cuisinait avec la Mère Brazier : “Il y avait de la crème, de la crème et de la crème !” »

Meilleur Ouvrier de France 2004, amateur des livres d’Escoffier, de pâté en croûte et de volaille de Bresse, il a naturellement ouvert une nouvelle voie, décomplexée. « Je voulais m’amuser sans être obligé de faire la fameuse quenelle Brazier si je ne le sentais pas, poursuit-il. Ici, j’ai trouvé ma cuisine, je suis tombé amoureux de ce rapport à l’histoire et aux vieilles recettes. » À la carte, la poulette ou le ris de veau de l’ancienne patronne sont bien là. Mais la quenelle s’est transformée en pain de brochet et l’artichaut-foie gras, dont la recette était immuable depuis quatre-vingt-sept ans, a connu onze nouvelles et savoureuses versions depuis son arrivée.

Mère Brazier: les plats historiques joliment revisités

De son côté, la table du Père Bise a fait un bond dans le présent. En un an à peine, Jean et Magali Sulpice ont réinventé cet endroit hors du temps. Un bistrot a été créé, le 1903, où l’on retrouve les plats historiques revisités. Au restaurant gastronomique, il développe une « grande cuisine de bien-être » pauvre en matières grasses : « Je ne m’empêche pas de travailler les recettes traditionnelles, mais je leur apporte ma vision de la cuisine de demain : un menu équilibré, sans profusion, qui fait du bien au corps », explique le chef, grand sportif, qui laisse surtout s’exprimer son amour de la nature savoyarde, sa première source d’inspiration. La preuve dans l’assiette, avec un omble chevalier du lac d’Annecy travaillé sur des sarments de vigne locaux et accompagné d’un beurre maître d’hôtel aux sapins des montagnes voisines. Les deux fiefs gastronomiques ont échappé à la désuétude. Et regardent vers le futur : deux étoiles Michelin brillent à nouveau sur leurs devantures.

Charlotte langrand

La Mère Brazier en photos :

12, rue royale, Lyon (69001). Menus de 70 à 180 €. www.lamerebrazier.fr

 

L’auberge du Père Bise en photos :

Route du Crêt, Talloires-Montmin (74290). Menus de 98 à 210 €. www.perebise.com

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A Paris aussi, des tables mythiques dépoussiérées

Nouveau départ également pour des institutions parisiennes. Les frères Gardinier (le Taillevent, les Crayères) ont repris le Drouant, l’écrin où est dévoilé le prix Goncourt. le chef Émile Cotte y succédera à Antoine Westermann. Côté brasserie, le Dôme change de toque : après trente ans de service dans cette célèbre adresse de poissons à Montparnasse, Franck Graux cède sa place à Yoshihiko Miura (l’auberge des templiers). Tout en conservant huîtres et sole meunière, le Japonais étoilé a réveillé la carte avec une dorade en sashimi ou une lotte en croûte de sésame. Côté bistrot, le ventre des Halles accueille Jean-François piège aux rênes de la poule au pot, mythique restaurant de nuit. Dans un décor joliment vintage, le juré de top Chef joue la tradition : os à moelle, cuisses de grenouille, blanquette… Des assiettes réconfortantes et savoureuses, à des prix toutefois moins abordables que les bistrots d’antan.

Charlotte Langrand

Journaliste au Journal du Dimanche (JDD) rubriques Gastronomie-Cuisine, santé-bien-être

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