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En s’attablant dans l’historique pavillon Dufour du château de Versailles pour son premier déjeuner officiel d’État avec Emmanuel Macron, en mai 2017, Vladimir Poutine n’a pas trouvé de couteau sur la table. Il y avait bien des fourchettes, des cuillères et des plats respectant son régime sans gluten. Mais de tranchantes lames, aucune. Non qu’on eût craint que les deux chefs d’État veuillent en découdre. C’était une trouvaille d’Alain Ducasse : « Pour faciliter la conversation, j’ai décidé de les enlever et de servir des plats prédécoupés : les deux hommes avaient des choses sérieuses à se dire, je ne voulais pas qu’ils aient à s’occuper de leur viande en même temps », explique le chef d’orchestre du repas, pas mécontent de son audace.
À l’évocation de l’épisode, les yeux du cuisinier pétillent. Le maître de la gastronomie savoure sa contribution à ce petit moment d’Histoire auquel il a mêlé son nom. Et qui lui a donné l’occasion –une de plus– de se livrer à son exercice favori : montrer au monde l’étendue de l’excellence à la française, et au passage celle de son propre savoir-faire. « J’aime bien les dîners d’État, reconnaît l’intéressé. On met à la même table des représentants de pays parfois en conflit. C’est excitant de participer à l’écriture d’un petit bout d’Histoire. » Au passage, Alain Ducasse endosse un tout autre costume que le simple tablier blanc, celui d’ambassadeur de la marque France.
Ducasse, le diplomate des fourneaux
Le chef n’en est pas à sa première mutation. Sous sa toque, plusieurs Ducasse : d’abord, le chef cuisinier français le plus connu au monde. Ensuite, l’homme d’affaires aux dizaines de restaurants répartis sur la planète, dont le dernier vient d’ouvrir à Macao. Et maintenant, le diplomate des fourneaux. Ce nouveau personnage attend son heure depuis longtemps. À l’aube de la soixantaine, l’appétit du chef gascon, devenu monégasque, dépasse plus que jamais les frontières de la France et de ses cuisines pour s’attaquer à un projet aux allures de croisade : « Ancrer définitivement la position universelle de notre gastronomie et de son ADN, ainsi que la reconnaissance de l’acte de manger à la française », résume-t-il.
Une excellente manière de gagner l’oreille des hommes de pouvoir est de séduire leur estomac. Le cuisinier s’y emploie dans des écrins culinaires hautement patrimoniaux : n’en déplaise au Palais de l’Élysée, c’est sous les ors de Versailles, où Alain Ducasse exploite son restaurant Ore, qu’Emmanuel Macron a donc emmené Vladimir Poutine ; et c’est au Jules Verne, à la tour Eiffel, qu’il a convié le couple Trump, en juillet 2017. Des décors parfaits pour asseoir l’image de la France et faciliter les échanges personnels et diplomatiques. « On ne fait pas cette carrière si l’on n’aime pas le pouvoir, estime Alexandre Cammas, le fondateur du Guide Fooding. Son statut de grand chef lui a permis de recevoir de nombreux présidents, qu’il connaît souvent intimement à force de les côtoyer dans des moments privilégiés. Il fait en sorte que les repas se déroulent bien, qu’ils finissent par la signature d’un marché ou au moins par une forme de séduction de leurs invités. »
“On ne fait pas cette carrière si l’on n’aime pas le pouvoir”, Alexandre Cammas, fondateur du Guide Fooding
En matière de dîners d’État, Alain Ducasse est comme un poisson dans l’eau. C’est un habitué du « téléphone bleu », cette ligne qui permet aux « chefs des chefs » de se renseigner sur les goûts de leurs patrons respectifs et d’éviter les impairs de protocole. Lorsqu’il est prévenu, seulement deux jours avant la date, que le dîner des couples Macron et Trump se déroulera au Jules Verne, il est à Hongkong. Il saute dans un avion tandis que son équipe passe à l’action : il faut décommander une salle entière de réservations (des clients qu’on emmènera à Versailles en compensation) et préparer un dîner au cordeau. « J’ai dit au Président que le menu serait fait en fonction des goûts de Donald Trump, qu’il n’y aurait aucun problème », se souvient le chef. Il n’y en eut aucun, même quand le chef de l’État américain se fit servir du Coca-Cola dans son verre à vin. Dans l’assiette, un filet de bœuf Rossini jus Périgueux, écho frenchy à son amour de la viande, et un soufflé au chocolat, péché mignon.
Contre-attaque au Quai d’Orsay
Pour Trump, le repas dure soixante- cinq minutes. Pour le président chinois, quatre-vingts. Pour Poutine, on sert neuf plats en une heure pile… Il faut prouver qu’un repas français peut être à la fois bon et rapide. « C’est une machine de guerre, analyse Guy Savoy, autre cuisinier français emblématique. Alain arrive à créer une telle organisation qu’il peut se développer dans plusieurs styles avec perspicacité. Quand j’ai accompagné Emmanuel Macron aux États-Unis, Donald Trump était attentif à le recevoir aussi bien qu’il avait été reçu ici. » Catherine Pégard, la présidente de l’établissement public du château de Versailles, se souvient encore du dîner organisé au Grand Trianon pour Xi Jinping et François Hollande, en mars 2014 : « Ducasse est arrivé à la tête d’une brigade d’une taille impressionnante, avec une logistique incroyable. On aurait dit un gigantesque ballet. C’est extraordinaire à voir. »
Le chef Ducasse entretient une vision pragmatique des hommes d’État, qu’il considère comme des relais incontournables dans son projet. « Comme la haute couture participe à tirer vers le haut l’ensemble de l’industrie de la mode, la haute gastronomie peut irriguer largement la bistronomie, les restaurants populaires et la nourriture de rue », estime la toque multi étoilée. Ce discours de « premier de cordée » ne laisse certainement pas de marbre le président de la République actuel, que le chef connaît depuis longtemps et pour lequel il a appelé à voter l’année dernière.
Raviver l’éclat de la table tricolore, donc. Pour le patron du Plaza Athénée, il y avait péril en la demeure : la France, patrie de Paul Bocuse, d’Auguste Escoffier et du pâté en croûte, ronronnait sur ses lauriers historiques de « pays de la gastronomie », se croyant porteuse du titre à vie. « Pourquoi penser qu’on va garder éternellement son monopole ? interroge Philippe Faure, diplomate et ancien président du guide Gault & Millau. Il y a quelques années, d’autres pays ont commencé à investir de grandes sommes d’argent pour pro- mouvoir leurs restaurants, tandis que nous étions écartés des classements internationaux. » Reléguées à des places secondaires dans le classement des World’s 50 Best, nos grandes toques ont dû organiser la résistance. L’entrée du « repas gastronomique à la française » au patrimoine de l’Unesco en 2010 est une première étape.
L’ère de la diplo-gastronomie
La vraie contre-offensive se pare d’un néologisme : la diplo-gastronomie, déployée sous l’aile de Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères de François Hollande, et sous l’impulsion d’Alain Ducasse. La manœuvre est lancée en 2015, lorsque le Quai d’Orsay chipe la compétence sur le tourisme (qui inclut la gastronomie) au ministère de l’Économie. Fabius et Ducasse, aidés par Guy Savoy, Joël Robuchon et Philippe Faure, créent un événement annuel et mondial, Good/ Goût de France, qui place à l’honneur le fameux dîner à la française d’Escoffier (entrée, plat, fromage, dessert), servi chaque 21 mars dans des milliers de restaurants et d’ambassades en France et dans le monde. « Alain Ducasse a mis tout son réseau au service de Good France : celui de son Collège culinaire de France, de ses restaurants et de ses amis, se rappelle Philippe Faure. Il a validé 2.000 établissements participant et s’est investi plus que quiconque. »
De leur côté, Laurent Fabius puis Emmanuel Macron ont compris que la diplo-gastronomie était une arme économique. « De nombreux pays comme l’Espagne, le Japon ou les États nordiques ont préempté la gastronomie comme un outil de marketing et de communication pour mettre en valeur leurs destinations touristiques, observe Alain Ducasse. Aujourd’hui, tout le monde valorise ce qu’il a, même si c’est très peu ! Nous sommes donc clairement en compétition. » Le monde est ainsi devenu un vaste banquet où chacun défend son terroir. Cela tombe bien : fort de son aura étoilée et de son empire, le chef ne manque pas de répondant. Ce voyageur compulsif poursuit la contre- attaque: il soutient la création par Philippe Faure d’un classement international baptisé La Liste. Établi en croisant les critiques de 550 guides gastronomiques, il se veut plus objectif que les 50 Best. Les Français y sont mieux lotis avec, au premier rang, le restaurant de la Monnaie de Paris de Guy Savoy et, au quatrième, le Plaza Athénée.
Thierry Marx et Frédéric Anton : les effrontés de la Tour Eiffel
Face à cet activisme débridé, on peut se demander ce qui fait courir Alain Ducasse. « Il a déjà le pouvoir économique, médiatique, international, résume Luc Dubanchet, créateur du festival Omnivore. Il est l’un de ces quatre ou cinq chefs au monde qui sont des figures charismatiques, presque christiques. Que pourrait-il vouloir de plus ? Une reconnaissance sur Mars ? » À ce degré de pouvoir, en effet, pourquoi vouloir élargir encore son influence ? « Il a l’assurance d’un start-upper et le caractère d’un trentenaire, mais il a laissé son ego derrière lui et s’ouvre aux autres, poursuit Luc Dubanchet. Il a compris que la cuisine écologique et la traçabilité des produits étaient enfin d’actualité et veut sincèrement peser sur le triptyque alimentation-cuisine-environnement. »
“Il a l’assurance d’un start-upper et le caractère d’un trentenaire, mais il a laissé son ego derrière lui et s’ouvre aux autres”, Luc Dubanchet, fondateur d’Omnivore.
Un documentaire, qui le suivait à travers le monde dans cette mission, est sorti en salles l’an dernier sous un titre aux accents épiques, La Quête d’Alain Ducasse. Son dernier livre, paru également en 2017, résonnait comme un manifeste. Il y plaidait pour « une déclaration universelle de la gastronomie humaniste » afin de « mobiliser les citoyens militants pour une Europe des terroirs ». Et le chef a encore poussé les feux avec son « menu naturalité », presque 100% végétal, servi par Alain Ducasse au Plaza Athénée par Romain Meder. Cela ne marche pourtant pas en toute occasion. Ducasse n’a pas réussi à imposer la « naturalité » au menu officiel de la COP21, qu’il a orchestré, en 2015 : si François Hollande était partant, les autres pays du monde n’étaient pas prêts à reléguer la viande au second plan.
Alain Ducasse a-t-il été trop gourmand ? Paie-t-il son intérêt ostensible pour les monuments nationaux ? Il est déjà présent aux manettes de la restauration des Musées parisiens avec son actionnaire Elior (Louvre, Quai Branly…). Au château de Versailles, il a ressuscité le Potager de la reine et organise de fastueux « dîners du roi », qui imitent, version moderne, la grande cuisine de l’Ancien Régime. Mais il est aujourd’hui en passe de perdre la concession de son autre lieu phare, la tour Eiffel, où il officie depuis dix ans. La société Sodexo, avec qui Ducasse était associé avant de s’allier à Elior, a présenté un projet concurrent avec le concours de Frédéric Anton (trois étoiles au Pré Catelan) et Thierry Marx (deux étoiles au Mandarin Oriental). Et ces impudents challengers viennent de remporter les faveurs du conseil d’administration de la Sete (Société d’exploitation de la tour Eiffel). Si le Conseil de Paris venait à le suivre, Elior et Ducasse seraient condamnés à plier bagage dès la fin de l’année 2018.
Un revers dont la perspective met en rage Alain Ducasse. Soupçonnant un conflit d’intérêts – le cabinet Nova Consulting, qui a conduit la procédure et synthétisé les deux projets concurrents pour la Sete, aurait récemment conseillé Sodexo pour d’autres pro- jets –, il s’apprête à déposer un référé devant la justice administrative pour dénoncer ce qu’il considère comme des irrégularités majeures. « Le rapport d’analyse des offres présente systématiquement l’offre Sodexo sous un jour favorable », tempête Frédéric Thiriez, son avocat. Le chef, lui, est bien décidé à se battre bec et ongles pour conserver son monument emblématique. Installé à son bureau, au siège d’Alain Ducasse Entreprise dans un immeuble moderne en bord de Seine, il s’étrangle presque en évoquant l’offre de ses concurrents, qui a été mieux notée que la sienne sur le projet culinaire et la contribution au rayonnement international de la tour Eiffel, un double affront qu’il n’est manifestement pas près d’oublier. Suspendu au mur, derrière lui, entre deux coqs en fer forgé, un drôle de tableau représente une saisissante scène d’abattoir, avec crocs de boucher et carcasse sanguinolente. On se gardera d’y voir une allégorie.
Boulimie internationale
Tout en préparant sa revanche, Alain Ducasse peaufine un rendez-vous majeur. Le 21 mars 2019, Emmanuel Macron recevra à Paris les plus prestigieuses toques de la cuisine mondiale pour le premier « Davos de la gastronomie », organisé en même temps que Good France. Alain Ducasse veille au grain : la réception devra être à la hauteur. Tandis qu’on discutera des futurs enjeux de la bonne chère (écologie, économie, santé…), ce forum sera aussi l’occasion d’une démonstration diplomatique qui installera incontestable- ment le leadership de la France sur la scène gastronomique mondiale.
Le marché des Jeux Olympiques en perspective
Autre grand raout international, la candidature de Paris pour l’organisation des Jeux olympiques de 2024 ne pouvait pas davantage échapper à Ducasse. « Alain a tout de suite accepté d’organiser le dîner pour le CIO en disant qu’il le ferait pour son pays », raconte Jean-François Mar- tins, adjoint d’Anne Hidalgo chargé des sports, du tourisme et des JO. Pour Paris 2024, le chef sort le grand jeu. Il soigne le dîner de gala aux 80 invités, dont les membres du CIO et des personnalités du sport et de la politique. En cuisine, quatre chefs étoilés l’accompagnent dans sa démonstration de goût : Yannick Alléno, Stéphanie Le Quellec, Akrame Benallal et le pâtissier Cédric Grolet. Au menu, langoustines pochées, légumes primeurs du château de Versailles, bar aux épices, poularde d’Argenteuil et agrumes de printemps. Juste ce qu’il faut de chic et de terroir pour ringardiser la pizza au caviar plutôt tape-à-l’œil servie la veille au CIO par la Ville de Los Angeles. « On a fait l’opposé, c’est-à-dire un menu durable, sourit Alain Ducasse. Le matin même, après leur visite de la tour Eiffel aux aurores, les croissants chauds attendaient les convives. Je ne suis pas un déclaratif mais un démonstratif. Quand je dis que je fais, je fais. Point à la ligne. »
S’il voyage à ses frais et met gratuitement son réseau à disposition pour ces événements régaliens, le chef n’en reste pas moins homme d’affaires. Se profile à la clé le marché de la restauration du village olympique, qui devrait nourrir 10.500 athlètes chaque jour. « Il a tout pris en main sans demander de contre- partie car il pensait que cela servirait la France d’avoir les Jeux, estime Jean-François Martins. Bien sûr, cela servira aussi ses affaires. Il n’est pas qu’un philanthrope ni un chat de salon obséquieux : il est le porte-parole autoproclamé de son métier. »
Boulimie internationale
« Joël Robuchon, Pierre Gagnaire, moi, nous avons chacun notre façon de faire rayonner la gastronomie, constate Guy Savoy. Chez Alain, c’est un don de soi : il faut pouvoir tenir le choc de son emploi du temps. » Cette boulimie internationale compenserait-elle une faiblesse pari- sienne, là où une nouvelle génération de cuisiniers, moins attachée à la course aux étoiles Michelin que la sienne, prend son essor ? « Certains de ses bistrots marchent moins bien et plaisent davantage aux touristes, note Alexandre Cammas. Comme il est plus internationaliste que parisien, il se place sur le créneau de l’image de la France. Il veut clairement laisser un héritage qui lui survivra. »
L’homme se dit pourtant adepte du « profil bas ». Il aime initier des mouvements, pour mieux les déléguer ensuite, comme avec Good France, désormais géré par les Affaires étrangères. Il se définit comme le simple « directeur artistique » de sa propre entreprise. On ne l’a jamais vu dans aucune émission de télé-réalité culinaire. Il fuit les magazines people et serait atterré par les médiocres partenariats publicitaires de certains confrères.
Toujours entre deux avions, alors qu’il faillit y laisser la vie étant jeune, le chef n’oublie pas ses premières amours : courir le monde à la recherche de nouvelles « aspérités » de goût. « J’ai dîné avec lui dans une petite bodega à San Sebastián, témoigne Luc Dubanchet. C’était effarant de voir la jouissance que cela lui procurait de manger, de prendre des notes, avec acuité et précision. C’est un des plus grands mangeurs que j’ai rencontrés, avec une capacité d’analyse et de connaissance indéniable. Mais il a beau voyager partout, il est né dans une ferme et c’est un paysan. Il reste résolument français. » À tel point qu’Alain Ducasse doit ouvrir à la rentrée un restaurant « flottant » sur un autre monument emblématique de la France : la Seine. On devrait y manger, cette fois-ci, avec des couteaux.
Charlotte Langrand
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