La Tour Rose n’en revient pas elle-même. Ce bâtiment de style Renaissance, situé dans le Vieux Lyon (5e) et inscrit par l’Unesco au patrimoine mondial de l’humanité, vient de passer du statut de ruine à celui d’avant-scène lumineuse de la jeune cuisine lyonnaise. Depuis son ouverture mi-janvier, elle abrite le Food Traboule, un food court bistronomique qui secoue les codes dans la patrie de la quenelle et du saucisson brioché : 660 mètres carrés de pur enthousiasme culinaire, sept salles à la déco chinée (cheminée douillette, cabinet de curiosités, verrière végétale), 12 comptoirs de restauration, un coffee-shop, deux bars. Juste au-dessus, le MiHôtel a même installé 12 suites modernes et connectées, sans accueil ni clés mais avec la vue sur le repaire pour gourmets d’aujourd’hui.
La comparaison avec un food court classique s’arrête là. Le Food Traboule tient plus de la résidence d’artistes que de la halle éthérée surfant sur une tendance. Dès l’entrée, de bonnes odeurs de fourneaux indiquent que l’on a pénétré dans l’antre de vrais cuisiniers : 12 chefs amis ont embarqué dans ce projet incarné, vivant et un peu fou (trois ans de vie, 3 millions d’euros et des travaux pharaoniques), porté par un couple au dynamisme déconcertant : Tabata et Ludovic Mey, les chefs du restaurant Les Apothicaires, tout juste étoilé au Michelin 2020.
Le Kebab d’andouillette du Food Traboule
L’inauguration a fait du bruit, presque davantage que celle de la très patrimoniale Cité internationale de la gastronomie, en octobre dernier (2e). Et pour cause, chacun joue une partition culinaire différente : la Cité a choisi l’angle culturel, nutritionnel et historique (avec le fameux piano de Paul Bocuse) ; le Food Traboule se situe résolument dans l’époque (réduction des déchets, zéro plastique, eau gratuite, emploi de réfugiés en CDI) et, côté cuisine, met en lumière l’avant-garde locale : « C’est un food court gastronomique, fait par et pour des cuisiniers, qui se connaissent et s’entraident, explique Tabata Mey. Les Lyonnais n’aiment pas les grands endroits sans âme : nous voulions créer un lieu humain et pérenne pour que tout le monde s’éclate. »Le Traboule, qui signifie passage piéton couvert, porte bien son nom : on s’y promène au fil des comptoirs, entre street food de qualité et petits plats taquinant la tradition. Il y a là la cuisine d’auteur façon Apothicaires (poireaux en vinaigrette d’algues et haddock) ou de Substrat-La Panifacture (gaufre au pain garnie et truite gravlax), la pizza comme à Naples de Ludo’s Pizza ou le croque-monsieur au jambon truffé du Bistrot du potager. Sans oublier les cornets de frites de quenelles sauce homard, les nuggets de tablier de sapeur et le kebab d’andouillette du bouchon La Meunière ou encore les babas à la chartreuse de La Baraque à sucre… Le tout pour un ticket abordable (9-16 euros) et en service continu de 9 heures à 23 heures, une amplitude horaire rare à Lyon.
Marché et terroir: les atouts de la cuisine lyonnaise
Les anciens des Toques blanches et la jeune garde cohabitent donc enfin en paix. L’affaire n’était pourtant pas aisée pour la nouvelle génération, qui devait parvenir à renouveler l’historique capitale de la gastronomie en se taillant une place à côté de ces chefs dépositaire de l’héritage culinaire local : celui des fameux bouchons et des légendaires figures de Paul Bocuse et des « mères lyonnaises », icones de la cuisine bourgeoise… La relève s’est donc imposée par vagues successives. Dans les années 2000, des chefs ambitieux comme Mathieu Viannay (La Mère Brazier), Joseph Viola (Daniel & Denise) ou Nicolas Le Bec (La Cour des Loges) se sont installés dans la capitale des Gaules, attirés par son aura : la popote lyonnaise a toujours pu compter sur une population férue de restaurants, une grande culture du marché et un terroir incroyable, nourri de lacs, montagnes et plaines.
« Ensuite, l’arrivée de Mathieu Rostaing Tayard [Le 126] ou Guillaume Monjuré [Au Palégrié, désormais dans le Vercors] a été un déclencheur, rappelle Romain Raimbault, directeur du festival Omnivore. Avec leur cuisine instinctive, leurs vins naturels et leur carte accessible et mobile, qui suit les saisons, ils se sont frottés très fort à l’establishment local, qui s’est d’abord moqué d’eux… » Mais ces chefs accrocheurs ont percé, engendrant un collectif culinaire alternatif, dans lequel la jeune gastronomie lyonnaise s’est reconnue.
Ils ont ainsi ouvert la voie à ceux qui font bouger les lignes aujourd’hui, sur les deux rives du Rhône. Tabata et Ludovic Mey mais aussi Arnaud Laverdin (La Bijouterie), Hubert Vergoin (Substrat), Olivier Canal (La Meunière), Floriant Rémont (Le Bistrot du potager), Connie Zagora et Laurent Ozan (Kitchen Café), Nicolas Seibold (La Mutinerie), Louis Fargeton (L’Établi). Culina Hortus, une table végétarienne à ambition gastronomique, a même élu domicile dans le bastion du saucisson. Dernier arrivé, Maxime Laurenson, ancien chef chez Loiseau à Paris, avec Rustique (2e). Dans un beau décor brut, il pousse plus loin sa remarquable cuisine d’inspiration paysanne : « Paris est une machine de guerre. Il fait bon être ici, il y a un vrai terroir de producteurs et une vraie clientèle. Les gens aiment manger et disent ce qu’ils pensent.
Big Mamma débarque aussi à Lyon
Les toques asiatiques s’acclimatent aussi très bien, comme les Japonais Takao Takano, Katsumi Ishida ou le Coréen Younghoon Lee. Autre symbole de cette vitalité : le succès du Lyon Food festival (30 000 visiteurs en 2019), qui fait le pont entre la cuisine bourgeoise canaille et la nouvelle scène débridée. D’autres food courts ont ouvert dès 2018 (La Commune, 7e, et Heat, 2e). Enfin, le très parisien groupe Big Mamma vient d’ouvrir Carmelo, une trattoria de 200 places (1er).
« Ici, c’est un village. On va dîner les uns chez les autres, il n’y a pas de concurrence entre nous, assure Floriant Rémont, du Bistrot du potager. On s’amuse en cuisine mais nous sommes arrivés humblement, sans renverser la table : on veut tous que Lyon redevienne la capitale de la gastronomie moderne. » Arrivé du Sud-Ouest en 2004, le chef dacquois n’a tout de même pas hésité à faire manger les Lyonnais, habitués à un service classique, sur des grandes tables communautaires garnies de plats à partager. Sacrilège ? « C’est entré dans les mœurs, on ne m’a jamais lancé de pavé ! rigole-t-il. Et finalement, pourvu qu’on ait un pot de gamay et une côte de bœuf, on s’entendra toujours bien ! » Parole de Lyonnais.
Charlotte Langrand
Les bouchons lyonnais se modernisent aussi
Les Bouchons aussi écoutent les changements de l’époque. La Maison Sibilia, institution de la charcuterie lyonnaise des Halles Paul Bocuse, a créé son atelier, le S, où elle propose du snacking et de la charcuterie cuisinée à emporter : hot-dog d’andouillette, gaufres salées, gratin de macaronis au jambon truffé ou encore hamburger lyonnais au saucisson à cuire. Meilleur ouvrier de France, le chef Joseph Viola du bouchon Daniel & Denise s’adapte aussi à son temps dans son épicerie-comptoir en proposant d’emporter chez soi la quintessence du Bouchon : plats canaille, produits qualitatifs et même des bocaux de jus, de fonds et de sauces pour sublimer la cuisine à la maison.
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