Pour lire l’article dans sa version pdf, cliquez ici: la-revanche-des-charcutiers
La file d’attente s’étire jusque sur le trottoir, en ce vendredi matin glacé. Devant la vitrine de cette charcuterie parisienne, la bise qui souffle de Moscou ne désarme pas les amateurs de cochonnailles, stoïques et déterminés à patienter pour décrocher leur fameuse tranche de pâté en croûte ou de terrine campagnarde. Ils ne sont pas venus là par hasard… Dans le Paris-ripaille et à l’étranger, la réputation de Gilles Vérot n’est plus à faire: charcutier de père en fils depuis 1930, champion de France en 1997 de fromage de tête et vice-champion du monde de pâté en croûte en 2011, l’homme a su diffuser son élégance -et son éthique- à son métier.
Une nouvelle charcuterie, adaptée aux attentes de l’époque
Quelques-uns de ses confrères parisiens connaissent aussi cette affluence, comme Yoann Lastre, champion du monde de pâté en croûte 2017, Arnaud Nicolas, MOF et créateur du concept de «charcuterie cuisinée», Pascal et Florian Joly et leurs savoir-faire traditionnel ou la Maison Sibilia, à Lyon, et sa mythique rosette… Grâce à leurs efforts pour penser une charcuterie adaptée aux attentes de l’époque, les clients retrouvent le chemin de leurs boutiques.
La qualité de la charcuterie longtemps négligée
On les croyait pourtant usés jusqu’à la moelle: démodés par la tendance vegan, galvaudés par la grande distribution, sacrifiés sur l’autel des produits allégés. Mais ces charcutiers résistent aux coups de hachoir portés à leur métier, survivants aux scandales alimentaires et à la longue période de disgrâce débutée dans les années 1980, où les effectifs ont baissé de 60%… Selon qu’elles sont de production artisanale ou industrielle, les cochonnailles sont de qualité très variable, allant plus souvent vers le pire que le meilleur.
Le fait-maison en perte de vitesse
L’artisanat et le fait-maison se font rares: «Jusqu’en 2000, c’était la crise, les charcutiers disparaissaient, se souvient Gilles Vérot. Certains ont délaissé leur métier premier pour privilégier l’activité de traiteur. Si on achète des produits qui ne sont pas artisans ou issus d’un élevage industriel, on est commerçant, pas charcutier. Ce qui n’a rien à voir.» La qualité des boudins, rillettes et autres terrines auraient été négligée à la faveur des tomates farcies, céleris rémoulades et autres salades de museau. La charcutaille a aussi été reconnue coupable de nombreux vices: mauvaise pour la ligne et pour la santé, elle serait trop grasse et trop salée, bourrée de nitrites et autres additifs cancérogènes et issue de conditions d’abattages indignes. “Le métier n’a pas encore fait sa révolution et n’est pas considéré comme il devrait l’être», regrette Arnaud Nicolas. Ce réquisitoire sans appel aurait dû lui être fatal.
La sursaut de la profession de charcutier
Pourtant, on s’active derrière les billots. Comme la viande rouge, la cochonnaille serait à l’aube d’une mue, allant vers une consommation plus occasionnelle mais de meilleure qualité: depuis un an, Gilles Vérot a supprimé les nitrites et travaille depuis toujours avec un éleveur artisanal. Comme la boulangerie, la profession se met enfin au goût de l’époque, avec des produits de saison et des recettes plus… légères. «Avec le pâté de campagne ou même le fromage de tête, on fait des recettes light et plus végétales, affirme Gilles Vérot. Nous ne sommes pas que des transformateurs, nous avons un rôle de santé publique.» Le cochon cède plus souvent la place à des viandes plus maigres comme la volaille ou le bœuf, et des terrines aux herbes, cuisinés avec de bons bouillons de légumes, sont préparées en gelée plutôt qu’avec de la farce.
L’avènement du pâté en croûte, nouvel ambassadeur de la charcuterie
Un ambassadeur inattendu a contribué à ce retour en grâce: le pâté en croûte. Ce morceau historique déclenche l’émoi des jeunes gastronomes: il a même son championnat du monde, organisé chaque année depuis 2009 à Tain-l’Hermitage (26). Yoann Lastre, le lauréat 2017, en a fait une pièce d’orfèvre, montrant à quel point les préparations charcutières sont techniques: il faut trois jours de travail minimum pour harmoniser les goûts des différentes viandes, ajuster leurs cuissons et les marinades ou peaufiner les dessins de la croûte.
Recettes de saison : pâtés aux légumes ou aux agrumes
Chez Arnaud Nicolas aussi, le «pâté croûte» fait sa révolution: la finesse de la pâte, la qualité des farces parfumées par d’authentiques bouillons, peu salés et peu gras, ainsi que leur look ciselé, rappellent l’évidence: la charcuterie fait partie intégrante de la cuisine. Dans son restaurant attenant, où se côtoient entrées charcutières et plats variés, il prouve que la charcuterie a ses saisons, comme les légumes: «Les gens mangent des tomates farcies toute l’année, déplore-t-il. Moi, je fais une terrine de faisan en hiver, en période de chasse, celle au homard, en été et le canard à l’orange, à la saison des agrumes. Il faut rééduquer les gens à cela.»
La France reste le pays de la bonne bouffe
Les restaurateurs et les clients en redemandent. Que dire du mythique Oreiller de la Belle Aurore, cette tourte de 15 kilos qui nécessite entre 5 et 10 heures de préparation ? Réalisé quatre fois par an, à la Maison Vérot, c’est devenu un rendez-vous d’amoureux transis: à 15h le jour de son arrivée en boutique, il n’en reste plus une miette… Les charcutiers profitent de la revanche des amoureux de la bonne chère, qui organisent la résistance face à la vague de la nourriture «healthy» (saine) ou détox.
Les “viandards” répliquent aux végans
Comme des espèces en danger, les nostalgiques de la barbaque se mettent à chérir la charcuterie comme l’œuf mayo, le pot-au-feu et la blanquette. «La charcuterie, c’est convivial, on la partage avec le même plaisir qu’on prend à déguster ces plats anciens qui reviennent sur le devant de la scène, constate Arthur Le Caisne, auteur du «Manuel du garçon boucher», véritable succès de librairie. C’est une façon de retrouver nos racines dans un monde qui évolue vite.»
Bientôt une formation de charcutier à L’Institut Bocuse
La France compte un nombre insensé de confréries culinaires (de la tête de veau, des rillettes sarthoises, des chevaliers du goûte-andouille…) et de concours régionaux. Grenier médocain, saucisson à l’ail, boudins blancs, terrine de porc noir de Bigorre… Les spécialités régionales charcutières reflètent notre patrimoine. Pour le défendre, Gilles Vérot s’est mué en ambassadeur: il prépare le retour de son métier dans les écoles de cuisine, qui l’ont supprimé des programmes: «On m’a demandé de faire entrer la charcuterie au sein de l’Institut Paul Bocuse, par la grande porte, sourit-il. Je réfléchis à un cursus en trois ans où l’on apprendra les classiques, les créations, les spécialités et toute la philosophie qui va avec, comme les questions d’élevage… C’est le projet de ma vie. »
Cette formation redorera-t-elle le blason d’une profession qui a pâti d’un déficit de prestige? «J’adore ce métier mais j’en ai souffert, avoue Arnaud Nicolas. Quand on est jeune charcutier, on nous considère plus bas que terre. Aujourd’hui je suis fier que les gens apprécient mon travail, je m’éclate.» Un message pour tous les apprentis et les cadres en reconversion qui hésiteraient à franchir le pas.
Charlotte Langrand
2 commentaires