Il faut le voir veiller au grain, l’oreille attentive et le geste précis. Dans son antre remplie de sacs de cafés, en plein Paris, Eric Duchossoy fait presque corps avec une machine de plusieurs tonnes, qui lui impose son rythme. C’est presque un ballet, une parade fusionnelle. Elle et lui portent d’ailleurs le même nom : torréfacteurs. « Quand le grain sort de la machine, la plus belle fille du monde pourrait passer, je ne la remarquerais pas, explique le propriétaire des Cafés Verlet, à Paris. Pierre Verlet avait l’habitude de dire qu’il entendait son café chanter, c’est vrai : on guette le premier « crac », le son du grain qui se dilate sous l’effet de la chaleur… Nous ne faisons qu’un avec lui. »
Verlet, la plus ancienne brûlerie de café de Paris
Fils et petit-fils de torréfacteurs du Havre, Eric Duchossoy est à la tête de la plus ancienne brûlerie de café de Paris. Quand il a pris la suite de Pierre Verlet en 1995, rue Saint-Honoré, il excellait alors dans un métier sinistré. Désormais, cet or noir, qui est le deuxième produit le plus échangé dans le monde derrière le pétrole, séduit désormais les jeunes générations. Lomi, L’arbre à Café, la Caféothèque, les cafés Caron, Terres de Café, La brûlerie de Belleville… Des dizaines de petites brûleries de qualité se sont récemment implantées dans les grandes villes.
Avec elles, le métier ressuscite. Il est loin le temps où le torréfacteur ne faisait que recevoir, du bout du monde, des grains de café génériques, achetés à des importateurs selon le cours des deux bourses principales : celle de New-York pour l’arabica et celle de Londres pour le robusta. L’artisan faisait alors un travail d’assemblage, avec quelques références. « Aujourd’hui, le métier connaît une incroyable révolution dans l’approche, dans les possibilités de sourcing du produit, dans sa qualité et surtout dans la connaissance et l’expertise de l’artisan », explique Hyppolite Courty de l’Arbre à Café. Créée à la fin des années 2000, sa brûlerie est connue pour ses « cafés de terroirs », Hyppolite Courty traitant le grain comme un vigneron ses raisins : en choisissant les meilleurs crus dans les meilleures parcelles, en Amérique latine, en Asie ou en Afrique, pour établir une relation directe avec le producteur.
Une tendance venue des pays anglo-saxons et nordiques
Cette chaîne vertueuse efface enfin la caricature du « gringo » des années 1970, triste emblème d’une époque où les grands groupes agro-alimentaires se sont emparés du café, pour le vendre en grande surface, en grande quantité plutôt que pour la qualité, entraînant le déclin des petits artisans. Dans les années 2000-2010, ils réapparaissent, s’inspirant des pionniers : les “barristas” de la côte Ouest des Etats-Unis, d’Angleterre, d’Australie et des pays Nordiques. Ces petites structures s’installent alors sur une niche, le café haut de gamme, dit « de spécialité », qui ne représente que 6% de la production mondiale et 2% des importations en France.
Paradoxalement, ces néo-torréfacteurs ont pu renaître en Europe grâce aux… industriels. « Il y a eu un gros changement en 2000-2010, avec l’arrivée de Starbucks et Nespresso, se rappelle Eric Duchossoy. Même si son café est loin d’être le meilleur, Nespresso l’a présenté comme un produit de luxe, joli et bien apprêté : le métier a repris ses lettres de noblesse et l’on a enfin commencé à s’intéresser au goût. Avant, c’était du brutal et du tout-venant, maintenant l’offre est d’une richesse et d’une délicatesse considérables. »
Le torréfacteur choisit ses cafés auprès des producteurs
Le néo-torréfacteur fait désormais le lien entre tous les maillons de la chaîne du café. « Il y a trois parties : l’origine, la torréfaction et la tasse, explique Christophe Servell, de Terres de Café. Chez les industriels, elles sont séparées… Dans les « cafés de spécialité », au contraire, tout est lié. » Le torréfacteur s’est donc mis à voyager : il source lui-même ses cafés auprès de ses producteurs, établit sa propre « signature » en le torréfiant selon son goût puis passe le relais au barista -un autre nouveau métier- qui va le servir au client dans les règles de l’art.
Ces nouveaux maîtres du grain choisissent aussi les plantations qui, loin de l’agriculture intensive, privilégient des cultures durables : « Plus le café grandit dans un milieu proche de son environnement, sous ombrage ou dans la forêt, meilleur il est, car il sera plus complexe et sucré, explique Anne Caron, élue meilleure torréfactrice en 2017, à la tête de trois brûleries, au Havre, à Paris et à Rouen. Le café n’a jamais aussi vivant qu’aujourd’hui. » Elle vient même de créer un label et son premier « café de forêt », issu de petites plantations éthiopiennes.
Un métier technique, aux gestes rigoureux et précis
Si les qualités de régularité, de rigueur et un bon palais sont indispensables pour être un bon torréfacteur, le métier est aussi très technique : « En 2009, un chef m’a raconté que pour brûler le café, on le jetait dans une machine à 200 degrés et qu’il était prêt quand il atteignait la couleur dite « robe de moine », sourit Hippolyte Courty. Aujourd’hui quand on travaille bien, on a plutôt trois phases thermiques différentes, deux ordinateurs, au moins quatre contrôles de qualité… Les techniques et les équipements se sont énormément améliorés. » Tout comme les recherches sur le processus de la torréfaction : « on écoute et on ressent le café comme avant, les gestes sont les mêmes mais maintenant, on comprend se qu’il se passe dedans ! », constate Anne Caron. Outre celles de la « specialty coffee association », il n’existe pourtant pas de formations longues en France. Pour y remédier, Hippolyte Courty inaugurera l’Ecole française du café, en septembre.
Le café n’a jamais aussi vivant qu’aujourd’hui
Anne Caron, torréfactrice
Les nouveaux aspirants au métier pourront ainsi apprendre à créer leur propre « goût de café ». Car, comme pour le vin, il existe autant de crus que de torréfacteurs qui agissent presque comme des chefs-cuisiniers : « Pendant la transformation du grain, nous cherchons la juste cuisson, précise Christophe Servell. Nous faisons deux torréfactions différentes : une méthode douce pour un résultat floral et fruité, destiné aux cafetières à filtres ou à piston et une torréfaction plus poussée pour le côté sucré et crémeux d’un expresso. » Les cafetiers prônent aujourd’hui les « pures origines », comme un « pur Colombie » ou un « pur Guatemala » : « Pierre Verlet a été le premier à faire ces crus d’origine, dans les années 1970-80, se souvient Eric Duchossoy. Moi, en 1995, j’ai dû aller chercher mes premiers cafés à l’étranger, après la disparition de Philippe Jobin, mon importateur. Depuis, ma quête, c’est la découverte de nouveaux terroirs. » Comme ceux de Birmanie, rapportés en 1999 ou de Thaïlande, en 2003.
En parallèle, les « blend » (assemblages) sont réhabilités, comme la « signature » de chaque créateur. Terres de Cafés propose ainsi un mélange avec des grains du Kenya, d’Ethiopie et du Salvador : des variétés « natures » et sauvages mêlées à des « cafés lavés », plus fins. Des créations que les consommateurs adoptent, et pour longtemps : le premier assemblage créé par Auguste Verlet en 1921, un mélange d’Arabica de Colombie et du Brésil appelé « Grand Pavois », est toujours le best-seller de la boutique.
Charlotte Langrand