C’est toujours lui qui dépasse des cabas de retour de marché, son feuillage vert pointé vers le ciel, comme un amant délaissé qui cherche à attirer l’attention. Hélas pour le poireau, on le regarde sans le voir… Il a beau nourrir l’espèce humaine pour pas grand-chose depuis l’Antiquité, cette fidélité désuète lui a simplement valu un surnom, « l’asperge du pauvre », qui ne lui rend pas justice. Pauvre légume discret, qu’on aime bien mais qu’on aime mal. Droit dans sa botte, ce tube échevelé est pourtant immuable : modeste, rustique, robuste et quasi-perpétuel (récolté de septembre à avril), il a épousé la cuisine hivernale comme le pain, le fromage.
Des arômes francs et une finesse cachée
Pour se faire remarquer, il a une botte secrète : embaumer l’air avec ses effluves aromatiques franches, cousines de l’oignon, de l’ail ou de la ciboulette, qui sont de la même famille que lui, celle des alliacés. Mauvaise pioche, encore : on le cantonne aux soupes de légumes, faute de savoir comment l’accommoder autrement. Le pharaon Khéops en offrait pourtant en récompense à ses meilleurs guerriers… « C’est un produit plus complexe que l’on croit, affirme le chef Akrame Benallal. Son goût est très fin et on peut en faire plein de choses et il est bon pour la santé. »
Il s’adapte à tous les plats
Snobé au profit des courges tape-à-l’œil ou des panais branchés, le poireau est pourtant un compagnon dévoué qui se plie en quatre pour séduire le palais: son fût (le tube de couleur blanche) dispense sa douceur tandis que les feuilles vertes concentrent son caractère. Côté texture, il se fait tendre en fondue ou croquant, à peine saisi à la poêle. Et l’on oublie vite que de nombreuses recettes traditionnelles lui doivent beaucoup : il sait faire la cour à l’ancienne pour des plats classiques comme le poireau-vinaigrette, la poule-au-pot ou les potages ; ou se donner des allures chics et subtiles au bras des poissons et des fruits de mer (avec les Saint-Jacques, un délice)…
Essayer les poireaux de population
A force de le voir toute l’année sur les étals, on finit par ignorer qu’un fût trop large fait un poireau au goût très fort et à la mâche filandreuse. Avant de succomber à son charme, il faut donc s’assurer que son feuillage est fringuant, que son corps est d’un blanc lisse et d’un diamètre de 2 à 3 centimètres, et enfin, scruter ses racines (les radicelles) : « la base racinaire est plus forte et plus chevelue chez les poireaux hybrides que chez les espèces dites de population, explique Thierry Riant, producteur à Carrières-sur-Seine. Je cultive un poireau de population, dont je produis la graine. Il leur faut de l’humidité mais pas trop, sinon ils deviennent trop gros et trop forts en bouche. » Semé mi-mars, ses spécimens d’exception de style « crayon », sont repiqués de juin à juillet, ce qui permet de les récolter longtemps, de septembre à mai (d’où l’expression « poireauter »).
Les faveurs des grandes tables
Les chefs cuisiniers savent consoler ces mal-aimés en leur redonnant du lustre. Le poireau a vécu l’ascenseur émotionnel : il séduit à nouveau et a même ses entrées sur les tables gastronomiques, aux côtés de la truffe ou du foie gras. Il y a peu, Eric Fréchon, au Bristol, le grillait et lui assortissait un beurre aux algues et un tartare d’huitres. Le nouveau chef de chez Lasserre, Nicolas Le Tirrand, lui offre actuellement la carte des entrées, cuit sur braises avec une mousse de pommes de terre ratte et un sabayon au Marsala. « J’aime valoriser les produits communs, explique-t-il. J’ai fait des essais de recettes avec 15 poireaux différents, j’ai même essayé de faire un jus pour voir… mais le goût d’oignon était trop fort. Puis je suis tombé sur ceux de Thierry Riant, doux, sveltes, beaux et délicats et je ne travaille plus qu’avec lui. » Pour le grand public, ces produits sont accessibles au marché de Suresnes (92).
Oser le cuisiner autrement
Dans les années 1990-2000, de nombreux cuisiniers se sont détournés des légumes classiques alors qu’ils ont toujours eu une place dans la grande cuisine française. Le poireau figurait déjà sur les cartes de Monsieur Lasserre. Aujourd’hui, on trouve des poireaux à toutes les sauces, pas seulement vinaigrette. Akrame Benallal aime le cuire au four, pour qu’il garde tous ses arômes et soit moins fibreux, en l’associant à la pistache (voir recette). Cérémonieux, il le sert en croûte de sel ou le marie à des algues. Le chef japonais Keisuke Yamagishi, du restaurant Etude à Paris, raffole même du produit à son plus jeune stade. Il lui déclare sa flamme en le cuisinant en entier, avec les racines et le vert, ne trouvant finalement rien à jeter dans ce fidèle et savoureux légume. Comme on redécouvre les charmes d’un amant éconduit.
Charlotte Langrand
La recette d’Akrame Benallal*
Poireau aux pistaches
Ingrédients
Un poireau, un oeuf, 100 g de pistaches 100 g d’huile d’olive,10 g de moutarde,10 g de jus de citron vert
Recette
1) Torréfaction des pistaches
Chauffer le four à 110°C. Réserver 10 g de pistache et les cuire au four 10mn. Les briser dans un mortier. Mettre de côté.
2) Préparation du poireau
Chauffer le four à 180°C. Nettoyer le poireau à l’eau froide, couper la partie verte et garder la blanche. Le piquer à la fourchette un peu partout.
Enfourner-le avec un filet d’huile d’olive pendant 25 mn. Retirer et laisser refroidir au frigo. Une fois tiède, couper en trois parties égales.
3) La Mayonnaise de Pistaches
Mixer les pistaches, l’huile d’olive, l’oeuf, la moutarde et le jus de citron dans un mixeur. Ajouter sel, poivre et les brisures de pistaches torréfiées.
Servir tiède
*Restaurant Akrame, 7, rue Tronchet, Paris 8e. www.akrame.com
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