Deux étoiles et puis s’en va. Après sept années aux fourneaux de la Scène, le restaurant gastronomique de l’hôtel Prince de Galles à Paris, Stéphanie Le Quellec a raccroché son tablier : deux semaines après qu’elle a décroché une deuxième étoile Michelin, le groupe Marriot annonçait tout de même la fermeture de sa table étoilée. Une décision qui aurait été prise quelques mois plus tôt, selon le site Atabula. Dans la foulée, on apprenait que le chef du restaurant gastronomique de l’hôtel de Crillon, Christopher Hache, pliait également bagage, pour partir, à son compte, réveiller une belle table endormie, la Maison Bru à Eygalières.
Luc Dubanchet, fondateur du festival Omnivore*
« Un cycle semble s’achever, beaucoup de grandes maisons à Paris ne rempliraient pas leurs salles à manger…
La gastronomie de palace a-t-elle vécu ? Ces mastodontes de luxe, très chers à gérer, pèsent-ils trop lourd sur le portefeuille et la patience des groupes propriétaires ? A la réouverture de l’hôtel Lutétia, le seul palace de la Rive Gauche, la table de haute cuisine manquait aussi à l’appel, les dirigeants ayant préféré miser sur un renouveau atypique de sa brasserie, en installant aux commandes le chef étoilé Gérald Passédat, pour une carte de bistrot marin marseillais. « Un cycle semble s’achever, constate Luc Dubanchet, fondateur du Festival Omnivore*. Beaucoup de grandes maisons à Paris ne rempliraient pas leurs salles à manger… Il y a une réorientation vers d’autres codes, aux détriments de ce que l’on appelait la « Haute Cuisine ». Aujourd’hui, les hôtels de luxe semblent acter qu’elle ne fera pas forcément partie de leur futur. »
Un type de gastronomie plutôt récent
La restauration de palace, née sous Escoffier au 19e siècle, n’a pas toujours été sur le devant de la scène, au 20e siècle. Le projecteur s’est braqué à nouveau sur elle avec le retour d’Alain Ducasse au Plaza Athénée en 2000 ou d’Eric Fréchon au Bristol en 1999. Auparavant, dans les années 1950, les grands hôtels faisaient surtout de la brasserie chic, dérivés de Chez Maxim’s. « Aujourd’hui, ce monde de gros tapis épais souffre, à la fois à cause de la conjoncture qui, des attentats aux gilets jaunes, a fait partir les touristes ; et à cause d’un changement structurel qui s’opère depuis dix ans : l’arrivée massive d’une nouvelle offre de gastronomie dans des lieux nouveaux. »
Trop bourgeois voire élitistes
La comparaison avec la « bistronomie » s’est ainsi faite au désavantage des palaces. Trop bourgeois, voire élitistes, ces établissements sont devenus trop chers pour le client lambda mais aussi pour le propriétaire, qui doit assumer la facture du fonctionnement des cuisines ainsi que des truffes, caviar et autres grands crus, obligatoires dans ce genre d’endroits et exigés par une clientèle touristique aux grands moyens. « Les prix qu’ils affichent aujourd’hui sont largement exagérés, estime le chef Christophe Pelé, chef du Clarence. Quand on paye 500€ minimum, il faut que la symphonie dans l’assiette soit belle, sinon on est vite déçu. Le Parisien se rend donc dans les bistrots du 11e, là où la cuisine vibre et où il ne se fait pas plomber sur l’addition. Mais cela ne le dérangerait pas d’aller dans un palace si on lui faisait une offre plus raisonnable et plus authentique, où le chef serait présent… »
Passés à côté du retour à la terre
Perchés sur leurs sommets, les palaces auraient ainsi loupé les nouvelles attentes culinaires de l’époque, celles d’une restauration quotidienne plus décontractée, qui ne manque pas de personnalité non plus. A quelques exceptions près (comme le Plaza Athénée et son menu « naturalité »), ils sont pour la plupart passé à côté du retour à la terre, cette notion environnementale qui compte désormais pour les chefs et les consommateurs. « En France, la chape de plomb que fait aussi peser le Michelin avec ses étoiles fait du bien à l’égo de certains chefs mais fait beaucoup de mal à l’orientation des cuisines et à l’équilibre des établissements », tranche Luc Dubanchet.
Une génération bistronomique plus moderne et engagée
Produits sourcés, cuisine de saison, relation étroite avec les fournisseurs, rythme de travail plus humain… Voilà le crédo des chefs qui ont choisit de partir des palaces ou bien de ne jamais y mettre les pieds. Gregory Marchand (Frenchie), Simone Tondo (Racines), Guillaume Sanchez (Neso), Tomy Gousset (Tommy&co)… et bien d’autres sont des chefs cuisiniers doublés de chefs d’entreprises indépendants. Ils ont créé un lieu à la fois qui leur ressemble et qui répond aux enjeux de notre temps, dont l’objectif est de réinventer d’autres relations de travail et un rapport direct avec le milieu des producteurs et des éleveurs.
« Je suis parti des palaces car il me manquait du lien humain
Christophe Saintagne, qui a quitté le Meurice pour ouvrir son restaurant, le bien-nommé Papillon.
« Je suis parti des palaces car il me manquait du lien humain, se souvient Christophe Saintagne, qui a quitté le Meurice pour voler de ses propres ailes, dans son bien-nommé Papillon. J’ai énormément appris dans ces grandes maisons mais j’avais besoin de connaître chacun de mes éleveurs, cueilleurs, pêcheurs, maraîchers… C’était long à construire mais j’ai aujourd’hui un bon réseau de 110 fournisseurs, ce qui prouve qu’on peut le faire, dans une petite structure. Si j’allais chez Métro, je n’en aurais qu’un : c’est ce que l’industrie essaye de m’imposer en permanence. »
Partager une culture et des produits
Preuve que les codes se sont inversés, c’est lui, l’ancien chef de palace, qui s’est inspiré des chefs de la bistronomie comme Yves Camdeborde ou Inaki Aizpiterte, à sa sortie du Meurice, pour créer son bistrot haut-de-gamme. « Le grand professionnalisme et la qualité du travail des palaces m’ont toujours plu, mais je suis parti car la clientèle venait simplement pour « consommer ». Moi, je ne voulais pas être consommé, je voulais partager une culture, des produits… aller plus loin que cette attitude qui dit « j’ai payé cher, j’y ai droit ». Quand on se retrouve, cuisinier français, face à cette clientèle provenant des « marchés émergents de Russie ou de Chine » et face à ces gens qui regardent leurs téléphones portables à table ou qui mangent votre truc comme si c’était un hamburger avec du coca, ça devient compliqué de se comprendre… »
Des maisons hybrides, entre luxe et modernité
Christophe Pelé a lui aussi roulé sa bosse dans les cuisines des hôtels de luxe (Ledoyen, Lasserre, Royal Monceau) comme dans son ancien « restaurant de rue », la Bigarrade. Après ce parcours, qui lui a valu les honneurs à la fois classiques du Michelin (deux étoiles) et décalés du Fooding (Meilleur cuisinier 2008), le chef a aujourd’hui posé ses couteaux dans un lieux hybride, Le Clarence. Le décor cossu de l’hôtel particulier du Prince Robert de Luxembourg, propriétaire du domaine Haut-Brion (premier grand cru bordelais classé) et de la maison Clarence Dillon, n’a pas les contraintes d’un hôtel de 200 chambres avec un room service. Le chef y a bousculé gentiment les codes, en installant un repas sans carte, où c’est lui qui commande. « C’est la maison idéale pour un chef, estime-t-il. Il faut garder certains codes d’élégance et de savoir-vivre car nous vendons des produits nobles mais nous pouvons les faire évoluer à condition de bien écouter les gens. »
Ces grandes maisons hybrides séduisent parfois jusqu’aux clients des palaces eux-mêmes, qui retrouvent ailleurs cette Haute Cuisine d’un genre nouveau, patinée de modernité. Ce n’est pas un hasard si l’une des conférences de la Scène Grand Angle du prochain festival Omnivore*, qui célèbre cette année l’enracinement de la « jeune cuisine », s’intitulera « Nouveaux codes, nouvelles frontières de la Haute Cuisine ». Avec pour invités… Christophe Pelé, Christophe Saintagne et Guillaume Sanchez. Un débat ouvert à tous, y compris aux propriétaires de palaces.
Charlotte Langrand
*Festival Omnivore, du 10 au 12 mars à la Maison de la Mutualité à Paris (5e), www.omnivore.com