Il était une fois une boule cabossée et terreuse devenue reine des cuisines du monde entier. Pourtant, le conte de fée avait mal commencé pour la pomme de terre : quand elle arrive en Europe par l’Espagne en 1562, on s’entiche plutôt du cacao ou de la canne à sucre. L’Eglise, qui ne percevait pas d’impôts sur les racines, l’a qualifiée de « nourriture pour cochons ». On préfère lui attribuer des vertus médicinales : Philippe II offre des pommes de terre au Pape Pie IV pour soigner sa goutte. Le saint homme disparaîtra quelques mois plus tard mais la patate lui survivra. En cuisine plutôt que dans la boîte à pharmacie.
La pomme de terre se plaît partout
Venue de loin -elle est née en Amérique du Sud, aux pieds de la Cordillère des Andes – elle s’acclimate partout. Sa famille compte des milliers d’espèces, sauvages ou hybrides, engendrées par les particuliers qui les replantent dans leurs champs. En France, dès le 17e siècle, elles sont présentes en Ardèche ou à Montbéliard, Rouen ou Auxerre ainsi qu’en Suisse et en Allemagne, où l’on en fait déjà du Schnaps et de la vodka.
Son succès ne tarde pas à attirer les vaniteux : « contrairement à ce qu’il prétendait, Parmentier n’a pas découvert la pomme de terre en Allemagne, rectifie Pierre-Brice Lebrun, écrivain gastronome belge, auteur passionné du « Petit traité de la pomme de terre et de la frite » (éditions Le Sureau). En revanche, Parmentier en a planté en plein Paris, sur la plaine des Sablons dans le 16e, pour donner aux pauvres l’envie d’en manger… » Malgré tout, la légende urbaine associé toujours ce pharmacien militaire du 18e siècle au produit, au point de donner son nom à la recette du « hachis parmentier », à base de purée et viande hachée.
Les pommes de terre deviennent très populaires après la révolution française. Depuis, on en trouve dans tous les pays : « Comme les pâtes, elles sont universelles, constate Pierre-Brice Lebrun. Avec la mondialisation des fast-food, la Chine est même devenue le premier pays consommateur au monde. » On en trouve aussi bien à Madagascar, au Canada qu’en Scandinavie. Et pour cause : ce tubercule présent toute l’année cache derrière son apparence anodine des trésors jubilatoires pour les cuisiniers.
Sautée, soufflée, frite, vapeur, farcie…
Sa pulpe « caméléon » adopte toutes les textures : en purée (voir la recette mythique de Joël Robuchon, très technique et très «beurrée»), sautée à la poêle (à la graisse de canard pour des pommes sarladaises), frite dans l’huile, roulée en gnocchis, à la vapeur (tièdes, accompagnant un hareng), en gratin au four (dauphinois) ou sous la cendre (avec une noix de beurre), farcie, en tartiflette et même montée en gâteau… les recettes sont infinies. Populaire et chic, la pomme de terre trouve sa place dans le frigo d’un étudiant fauché comme sur les tables étoilées.
Le chef Trois étoiles Eric Frechon a par exemple marié le caviar à une mousseline fumée au haddock. Et que dire de la recette des magiques « pommes soufflées », dont les tranches fines plongées dans l’huile se séparent pour former un beignet creux. Le chef Guillaume Gomez, le représentant « gastronomie » de l’Elysée, estime que « c’est un légume merveilleux et abordable, qui témoigne de la valeur du terroir français et de nos producteurs. A l’Elysée, nous en avions en permanence huit variétés différentes en cuisine. » Des Agria ou des Amanda pour les pommes soufflées et des Charlotte pour les fameuses « pommes moulées », qui ont produit leur petit effet, en 2019, au « déjeuner des grands chefs » organisé à l’Elysée. Lors de sa visite en France, on a servi à Donald Trump du porc noir de Bigorre avec des pommes-pailles, faites à partir des « Belles de Neuilly-Plaisance », cultivées dans le 93.
Des centaines de variétés et de recettes avec de la pomme de terre
La palette de goûts de la pomme de terre est l’une des plus diversifiée. Il existe des milliers de variétés, plus ou moins amidonnées ou sucrées : on choisira la Bintje pour les frites ou la Charlotte pour les pommes sautées, les petites rattes du Touquet pour leur caractère mais aussi la Pompadour, la Bonnotte, l’Amandine, la Mona Lisa, la Roseval, la Vitelote ou la Belle de Fontenay… Certaines ont une belle longueur en bouche, d’autres, discrètes, jouent les seconds rôles avec brio : « C’est un support aromatique génial qui rend un simple plat exceptionnel, estime Vivien Durand, le chef du Prince Noir à Lormont (Gironde). Associée à un autre produit, elle sublime tous les arômes à la fois, comme une éponge. J’adore particulièrement celle qui est cultivée dans le village voisin, Eysine. »
La purée de grand-mère, Madeleine de Proust par excellence
Lui qui vénère les pommes sarladaises (à la graisse de canard), a aussi inventé une recette iodée, avec les rondelles que l’on glisse sous un poisson, au four, pour éviter qu’il n’adhère au plat : le chef les précuit au thym et au sel puis les laisse bien confire sous le poisson, avant de les servir. Alors qu’il maîtrise aussi les très techniques « pommes soufflées » (au homard!), Vivien Durand angoisse quand il sert une simple… purée : « Les plats de pommes de terre ont un rapport très fort à l’enfance, poursuit-il. Chaque client a comme repère le souvenir divin de celle de sa mère ou sa grand-mère… La comparaison est intenable ! »
Les frites tiennent une place à part dans cette galaxie amidonnée : « pour un Belge comme moi, la frite, ce n’est pas de la pomme de terre, c’est un concept, c’est artistique, explique Pierre-Brice Lebrun. Là-bas, c’est un repas à part entière, pas un accompagnement. On les déguste dans les « friteries », pas au restaurant. Elles fondent à l’intérieur et croustillent à l’extérieur. » (voir recette) Mais début 2021, c’est le pâté Bourdonnais qui leur vole la vedette. La cuisinière et auteure Anne Etorre n’a jamais eu autant de succès sur Instagram qu’avec cette tourte aux patates, crème et comté.
La recette de la tourte aux pommes de terre
Sa recette du bonheur est à la portée de tous : dans un moule beurré, étaler une pâte feuilletée et alterner des couches de pommes de terre Amandine de 2mm d’épaisseur ; de pulpe d’ail noir mélangée à de la crème crue (sel, poivre) ; de comté râpé (150g) et de persil ciselé (un bouquet). Recouvrir d’un deuxième cercle de pâte feuilletée et bien pincer les deux pâtes ensemble. Badigeonner de jaune d’œuf, faire un trou au sommet et enfourner 1h15 à 180°. Son secret ? Des pommes de terre de taille égale, pour une cuisson homogène. De quoi retrouver la patate.
Charlotte Langrand
Recette : les frites belges de Pierre-Brice Lebrun
Ingrédients (pour une portion de 150 à 250g par pers.)
- 250 à 350 g de pommes de terre Bintje
- Graisse animale de bœuf
- Graisse végétale (arachide ou tournesol)
- Sel
- Mayonnaise
Préparation
Laisser tremper les pommes de terre fraîches épluchées dans de l’eau froide (pour enlever l’amidon). Les couper en bâtonnets puis bien les sécher avec un torchon.
Dans une friteuse, cuire les pommes de terre pendant 7-8 mn, dans premier bain de graisse animale, à 180° max. Il est très important de garder une chaleur constante.
Laisser reposer 20mn au moins sur une plaque à trous pour que la graisse s’écoule.
Ensuite, les faire frire dans un deuxième bain, à 170°, dans de la graisse végétale pendant 7-8 mn également, selon la couleur voulue.
Salez et dégustez avec une mayonnaise