On l’appelle le caviar de Méditerranée. Dans la fascinante famille des œufs de poissons, elle est la cousine discrète qui a dû laisser la lumière aux stars que sont les caviars et les œufs de saumon. La boutargue n’est pourtant pas moins sublime qu’eux, avec son étonnante robe orange, son goût iodé teinté d’une légère amertume et son manteau de cire, blanche ou jaune, pour se protéger de l’oxydation. Elle connaît enfin son heure de gloire sur les tables de chef(fe)s tricolores : « elle est de plus en plus connue et demandée par nos clients, confirme Mikael Pétrossian, de la marque d’épicerie fine éponyme. Avec le saumon fumé, c’est l’un des produits-fondateurs de notre maison, elle a intégré nos boutiques vers 1930. »
La boutargue: un produit de luxe d’origine méditerranéenne
La boutargue est un trésor caché qui sait dissimuler sa valeur : cette poche d’œufs de mulets (parfois de thon rouge), nettoyée, déveinée, salée et enfin séchée, se présente sous la forme de deux lobes fins (rogues) et peut se découper en fines tranches, comme un saucisson. Bien qu’elle soit un produit de luxe qui se vend très cher (jusqu’à 260 euros le kilo), elle ne vient pas de la cour des tsars russes ni des palais iraniens, comme le caviar. On la trouve dans les pays du bassin méditerranéen : en Grèce, Turquie, Tunisie, Italie… En France, la production se concentre en Corse et dans son fief historique, à Martigues, où la lagune de l’étang de Berre abrite les mulets.
Poutargue ou boutargue?
Là-bas, on l’appelle poutargue, du provençal « boutargo ». En Italie, elle se nomme « botarga » et « boutargue » à Paris ou en Tunisie… Qu’importe son nom, la boutargue-poutargue reste une vieille dame très digne de 4000 ans : on trouve trace de ces œufs séchés au temps de pyramides, en Egypte ; Rabelais en avait fait un mets de rois. Grâce à son côté « Umami », cette « cinquième saveur » longue en bouche, la boutargue est même adulée par les Japonais et les Taïwanais qui l’appellent le « karasumi » : « ce sont les plus gros consommateurs au monde, précise Gérard Memmi, issu d’une famille d’importateurs de père en fils et auteur du livre « Boutargue » (éditions Flammarion). Au Japon, c’est un produit-phare et festif, qu’on utilise pour épater la famille, qu’on offre aux mariages. On lui attribue les mêmes vertus pour la santé que l’huile de foie de morue, chez nous, quand j’étais petit. »
Comme le caviar, la poutargue a eu le destin d’un mets luxueux et rentable. Après transformation, cent kilos de mulets pêchés donneront seulement deux à trois kilos de poutargue… La demande est donc élevée et les poches d’œufs sont souvent importées de Mauritanie, d’Australie et du Brésil, ce qui entraîne souvent la surpêche de l’espèce. « Seules trois sortes de mulets sur 122 sont utilisées pour la fabrication de la poutargue, précise Gérard Memmi. Selon les pays, on la conserve avec de la paraffine, de la cire ou on la met sous vide, comme en Italie. »
Un produit naturel qui ne souffre pas la production industrielle
Certaines productions restent pourtant raisonnées : en Corse, celle de l’Etang de Diane ou de Palu et, en Grèce, celle de Zafiris Trikalinos sur la baie Missolonghi, en face du Péloponnèse : « On ne la trouve qu’à cet endroit car la poutargue grecque est très peu connue, explique Alexandros Rallis, fondateur de la marque Profil Grec, qui la distribue à Paris. Dans son atelier à Athènes, il fait un travail d’orfèvrerie, en retravaillant chaque poutargue à la main. Le salage est très léger et la façon de la sécher, particulière… La cire qui la protège, la golden, est de qualité supérieure. » La boutargue Trikalinos fait d’ailleurs partie des « trente produits préférés au monde » du très réputé chef espagnol, Ferran Adria.
La fragilité des œufs de poissons ne souffre donc aucune production industrielle. Délicate, la boutargue impose une méthode de travail artisanale et ancestrale, qui donne à chacune un goût unique : « c’est un processus ancien, qui demande du temps, poursuit Mikael Pétrossian. Les œufs séchés, en fonction de leur type mais aussi de leur durée de séchage ou de la qualité de leur cire, sera plus ou moins puissante en goût. Plus elles auront séché, plus elles seront concentrées. »
La poutargue s’accorde avec des produits simples: oeufs, pommes de terre…
La belle orangée n’est pas pour autant une snob. Pour compenser son prix, elle a décidé d’une part d’afficher une longueur de conservation qui va de deux à six mois, bien emballée au frigidaire ; et s’offre aussi le luxe de choisir ses fréquentations : elle ne s’accorde jamais mieux qu’avec des produits accessibles et populaires. On peut ainsi en couper quelques lamelles pour l’apéritif, à déguster crues ou sur une tranche de pain grillé, avec, selon les écoles, de l’huile d’olive ou du beurre, voire un peu de citron.
La boutargue est extrêmement moelleuse et sa texture est unique, elle a aussi une légère amertume. Je la compare à une pâte de fruit, pour sa grande délicatesse.
Christophe Pelé, le chef du Clarence à Paris
Elle fait aussi des miracles avec des pommes de terre, des œufs ou des pâtes : en lamelles sur des œufs mayonnaise et brouillés ou râpée sur des spaghettis… « La boutargue est extrêmement moelleuse et sa texture est unique, elle a aussi une petite amertume, légère et intéressante, décrit Christophe Pelé, le chef du Clarence à Paris, qui utilise celle de Trikalinos. Je la compare à une pâte de fruit, pour sa grande délicatesse. » Il l’associe à la St-Jacques, avec une sauce pilpil, une orange confite et du citron-caviar ; avec des oursins et de la moelle ou plus simplement avec un artichaut, des brocolis ou du céleri.
Au restaurant Dilia, le chef Mikaele Fornesi fait revivre la tradition italienne avec des tortellinis tous simples (ail-huile d’olive-piment et boutargue) ou une version froide plus élaborée : des tortellinis « d’Angelo » (très fins), servis froids avec une sauce au lait d’amande citron-basilic et un râpé de boutargue… « Il y a beaucoup de vibrations autour de ce produit, il faut savoir l’écouter et le ressentir, poursuit Christophe Pelé. Mais au final, elle s’associe à tout, sur des tagliatelles fraîches, en en accompagnement d’un lièvre ou d’un perdreau… On peut même mettre de la truffe par-dessus. » Cette année, il y aura du nouveau dans les assiettes de Fêtes.
Charlotte Langrand
La recette de Christian le Squer*
Pétales de Poutargue, Saumon fumé tiède
Ingrédients
- 320 g Pavé de Saumon fumé
- 40 g Poutargue
- 12 g Œufs de saumon
- ½ Concombre
- 1 Carotte
- ½ (petit)Céleri Boule
- 80 g Beurre
- 50g d’eau
- 4 branches de thym
- ½ jus de citron jaune
- ½ botte d’aneth
Préparation
Tailler quatre belles escalopines de saumon et déposer sur une plaque allant au four, chauffé en position grill.
Tailler finement la poutargue en pétales.
Avec une cuillère à pomme parisienne (billes), réaliser 20 billes de concombre, de carottes et de céleri. Cuire les légumes dans une eau bouillante salée (le concombre doit très rapide). Réserver.
Porter à ébullition l’eau et les feuilles de thym, puis incorporer le beurre. Monter au fouet. Filtrer le beurre monté ainsi obtenu à la passoire, puis rehausser d’un trait de jus de citron et assaisonner.
Incorporer les billes de légumes chaudes et les œufs de saumon dans le beurre monté.
Tiédir rapidement les tranches de saumon sous le grill du four.
Dressage
Déposer les escalopines de saumon au fond de l’assiette, verser autour la sauce avec les billes et les œufs de saumon. Parsemer avec les pétales de poutargue et l’aneth. En accompagnement, proposer une timbale de marrons glacés.
*Chef trois étoiles du Cinq, au Four Seasons à Paris
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