Au jardin, elle joue l’excentrique. En cuisine, l’espiègle. Partout, la flamboyante rhubarbe nous fait le coup des montagnes russes, baladant nos papilles entre une acidité cinglante et une douceur inespérée. A son évocation, certains font la grimace en souvenir des compotes brutes de décoffrage de grands-mères aux goûts tranchants ; d’autres fondent de plaisir à l’idée de croquer dans une tarte douce et acidulée.
Un légume-fruit aux feuilles toxiques et à la tige comestible
Elle est comme cela, la rhubarbe, clivante mais droite dans sa tige. C’est l’apanage des natures libres et sauvages : elle renaît chaque année quand bon lui semble, dans le fond du jardin, avisant les pâtissiers du réveil de la nature et du printemps balbutiant. Fière, elle s’affiche au grand jour, avec ses feuilles amples et belles (mais toxiques), sa tige comestible (la pétiole) et son nom latin, rheum barbarum ou « racine barbare » : une souche de caractère, un brin baroque avec ses infinies nuances de vert et de carmin ; un légume excentrique qui a décrété qu’il se comporterait comme un fruit et s’épanouirait dans le monde des desserts.
Originaire de Sibérie, membre de la famille de l’oseille (celle des polygonacées) et connue en Chine pour ses qualités médicinales (vitamine C, potassium, phosphore), la rhubarbe a été rapportée en Europe par les Anglais, au XVIIIe siècle. Ainsi naquit la célèbre « tarte à la rhubarbe ». Elle aime les sols frais et humides, les terres profondes et riches en matières organiques : « C’est une plante d’Europe du Nord assez costaud et bon marché, constate Mathieu Vermes, producteur passionné, qui en produit 25 tonnes par an, depuis 25 ans, en Baie de Somme. Dans les petits jardins, il y a toujours quelques bâtons… J’ai une collection d’environ cent variétés, hollandaises, danoises…»
L’odeur vive et fraîche du printemps
Une dizaine se retrouve dans nos assiettes. Il y a la Victoria, très acide ; la mirha, plus acidulée ; la Frambozen Rood aux couleurs vives ou la géante Goliath… Pour évaluer sa qualité, il faut faire comme avec l’asperge, sa cousine de printemps : on examine la base de la tige, pour traquer la fêlure, repérer le talon desséché qui trahit sa fraîcheur perdue. Jeune, en début de saison, la rhubarbe est souple et fraîche : on peut sauter l’étape de l’épluchage ; plus tard, sa peau plus épaisse s’effeuille à l’économe puis est réduite en tronçons, pour la débarrasser de ses fils. Déjà, elle embaume la cuisine… En cosmétique, d’éminents « nez » du parfum s’en sont d’ailleurs inspirés pour leurs créations, tant son acidité leur apparaît vive, astringente, fraîche et délicate.
Les pâtissiers Claire Damon et Philippe Conticini sont tombés les premiers sous le charme de cette racine rustique : « Il y a huit ans, c’était assez osé de mettre en vitrine un entremet à la rhubarbe, explique la cheffe de Des gâteaux et du Pain. C’est un fruit clivant, on en voyait très peu en boutiques. Pourtant, pour moi, l’odeur de la rhubarbe qu’on coupe, c’est comme celle de la mer ou du foin : c’est le printemps. »
Un goût acidulé et profond et des gâteaux graphiques stars des réseaux sociaux
Ces bâtons, mal-aimés et délaissé pour faute d’acidité, ont aussi les faveurs du père des « gâteaux d’émotion », Philippe Conticini. Sa célèbre tarte à la rhubarbe, créée en 1991, est aujourd’hui la star des réseaux sociaux. Son graphisme remarquable (et son goût) a fait passer la rhubarbe du statut de fruit méconnu à celui de gourmandise hautement désirable. « On a toujours dit qu’elle avait trop de ci ou pas assez de ça…mais on peut très bien arriver à garder le goût, la profondeur et la puissance de la rhubarbe sans qu’elle soit trop acide, explique-t-il. Elle a besoin de quatre choses : un peu de sucre, de la fleur de sel, de la concentration et du citron jaune, pour amener l’acidulé à son paroxysme. »
En tarte et crumble mais aussi avec du boudin ou du poisson
Tarte, crumble, compote et confiture sont les atours habituels de la rhubarbe. Originale, elle se laisse aussi décliner par Claire Damon en viennoiserie (un chausson), crème glacée et quatre gâteaux : un chou (pour la recette, cliquez ici), une tarte, un « bâton » à la vanille et un « Paradisi » (biscuit amande, crème vanille, pomelo, rhubarbe compotée). « Les techniques comme le pochage ou la compotée permettent d’accentuer ou de diminuer la saveur acidulée, précise-t-elle. Pour l’adoucir, on joue sur les accords, comme avec la vanille qui l’enveloppe, sans l’écraser. » Bonne camarade, la rhubarbe se marie bien avec les fraises et avec les épices.
Quelques pointures de la gastronomie s’y intéressent aussi, en version salée : Alain Passard, chef triplement étoilé de l’Arpège à Paris en fait un millefeuille à l’oseille ; Alexandre Gauthier, chef de la Grenouillère à la Madelaine-sous-Montreuil, la marie avec des tellines et une sole ; Philippe Conticini, la cuisine avec un canard rôti à l’anis étoilé ou un boudin noir. La mode actuelle est de la laisser croquante… « Je ne comprends pas cela car, pour toucher les gens, elle doit rester majoritairement fondante, s’étonne Philippe Conticini. Comme pour l’endive, il faut savoir structurer l’assaisonnement par petites touches et alors, elle sera profonde et douce… Avec la rhubarbe, il faut faire comme de la peinture ! »
Charlotte Langrand