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Stéphanie Le Quellec : “c’est le premier jour du reste de ma vie”

La cheffe doublement étoilée ré-ouvre son restaurant La Scène à son propre compte. Après une grande période de réflexion, elle revient libérée, décidée à décrocher les étoiles avec ce restaurant, plus en phase avec ses valeurs. Interview

Elle a vécu l’ascenseur émotionnel. En début d’année, il s’est écoulé trois semaines entre l’obtention de sa deuxième étoile pour La Scène au Prince de Galles à Paris et l’annonce, par l’hôtel cinq étoiles, de la fermeture du restaurant. Mais Stéphanie Le Quellec, 37 ans, révélée au grand public lors de sa victoire à Top Chef en 2011, n’est pas de nature à se laisser abattre. Le 9 octobre, elle ouvre sa propre table, baptisée La Scène*. Retour sur ces mois de questionnement et sur sa nouvelle vie.

Pourquoi rouvrir un restaurant gastronomique ?

J’aurais pu me lancer dans une belle brasserie mais, pour le ­moment, j’ai toujours besoin de cette cuisine d’auteur faite de détails, d’équilibre, de précision. La gastronomie étoilée n’est pas morte, elle est simplement en ­mutation. Pendant sept ans au Prince de Galles, j’ai expérimenté cette désacralisation, avec une cuisine ouverte sur la salle, un échange avec le client. J’ai bâti cette identité et je vais aller beaucoup plus loin, l’ancrer dans les dix prochaines années. Dans ce restaurant, je m’engage personnellement à 100 % : c’est ma sueur, mes larmes et mes sous !

La nouvelle Scène sera-t-elle différente de la première ?

La cuisine sera encore plus ouverte. On retrouvera mes plats signatures au caviar, l’œuf fermier, le ris de veau, etc. Certains auront évolué mais les fondamentaux seront là. Je vais travailler avec des petits producteurs. Et comme j’adore la mixologie, il y aura un espace bar, pour boire un verre et grignoter un tartare de bœuf ou une salade César le midi, des tapas le soir. Il y aura une trentaine de couverts au restaurant et une vingtaine au bar.

Vous viserez les deux étoiles à nouveau ?

Il faut se retrousser les manches et essayer de les raccrocher. Quand on a trouvé son style et son niveau d’expression et de régularité, les choses arrivent. C’est ce qui s’est passé au Prince de Galles la dernière année. Comme dans la chanson de Sinatra, « If I can make it there, I can make it anywhere » [si je peux le faire ici, je peux le faire n’importe où].

Les palaces, c’est bien fini ?

À mon départ, j’ai eu deux jolies propositions d’hôtels. Mais j’avais la conviction que mon chemin était ailleurs. Je ne veux plus de cette vie : j’ai beaucoup réfléchi pendant mon dernier congé maternité, il y a deux ans. J’ai pris conscience d’être passée à côté de certaines choses avec mes deux premiers fils, que j’ai eus à 22 et 23 ans. Je me suis demandé quel sens je voulais donner à ma vie, si je n’avais pas envie de profiter davantage de mon mari, de mes enfants, de ma maison en Normandie, de mes week-ends…

Stéphanie Le Quellec: "c est le premier jour du reste de ma vie"

Vous n’aviez jamais eu l’occasion de faire ce bilan auparavant ?

Je ne m’étais pas posé la question. Ce métier n’est pas décérébrant mais il ne nous donne pas le temps de réfléchir. C’est un métier d’instinct et de course, on est dedans, on déroule : prise dans cette mécanique, j’ai fait ma carrière dans les palaces et les étoiles. Jusqu’au jour où l’on se demande si on se lève toujours avec la même envie le matin. Suis-je heureuse ? Je l’ai été mais je ne l’étais plus. C’est donc une décision de vie. Comme dit Laurent Petit [chef trois-étoiles du Clos des Sens à Annecy], je ne veux plus « faire pour faire », mais « faire pour être ». Mon restaurant, c’est ma vie et j’ai besoin d’être en phase avec mes valeurs.

 

Vous les aviez perdues ?

Peut-être. Il y a eu la forte médiatisation de la télévision, le palace, les étoiles… Cette surenchère m’a fait perdre de vue la personne que j’étais à 14 ans, quand j’ai choisi d’entrer à l’école hôtelière. J’habitais Enghien-les-Bains, je venais d’un milieu modeste, je n’ai jamais mangé dans un restaurant étoilé avant 19 ans, aller au bistrot en famille était un événement. À l’époque, mes ambitions étaient de cuisiner des filets de sole en brioche et des petits steaks au poivre, parce que c’était ma culture. Puis je me suis retrouvée à « être quelqu’un », mais peut-être pas celle que j’avais envie d’être. Maintenant, je veux faire cohabiter les deux : conserver l’excellence à laquelle j’ai goûté, tout en me rapprochant de mes valeurs d’avant.

Vous avez l’air libérée…

Parce que c’est très libérateur d’être « chez moi », dans mon propre restaurant. Même physiquement, je me sens mieux : je respire. Et d’un point de vue purement culinaire, je n’ai plus à faire valider mes menus ! Je reprends du plaisir à cuisiner. Dans les grandes ­maisons, ce n’est pas vous qui levez le filet de ­poisson. Moi, j’ai besoin de faire, ma créativité est plus grande quand j’ai le produit dans les mains. À La Scène, je serai là pour incarner mon restaurant parce que les gens veulent voir le chef. Ce qu’on attend de lui, c’est une personnalité, une histoire à raconter, et puis bien sûr une maîtrise technique.

Pourquoi refusez-vous toujours de parler de votre expérience en tant que femme ?

C’est vrai, je ne réponds jamais à ces questions, mais là… On a dit que j’avais eu ma deuxième étoile parce qu’il fallait des femmes cette année au Michelin. Vous vous rendez compte ! J’étais très énervée. J’ai l’impression de devoir encore prouver quelque chose, comme au début de ma carrière. On vous fait comprendre que vous prenez la place d’un homme. Ça va s’arrêter quand ? Moi je me fiche du sexe des gens : je regarde les compétences, la motivation, la passion d’une ­personne. Je n’ai jamais joué sur le fait d’être une femme. Pour moi, c’est un non-sujet. Quinze jours avant d’accoucher de mon fils, j’étais en cuisine jusqu’à 23 heures…

Justement, obtenir deux étoiles en élevant trois enfants suscite l’admiration des jeunes femmes du métier…

Je m’en suis rendu compte l’année dernière, à la finale du meilleur ouvrier de France. Deux commis femmes m’ont dit combien elles avaient été honorées de travailler pour moi, que j’étais la preuve qu’elles pouvaient y arriver… Je ne me rends pas toujours compte de ma notoriété, mais là, j’ai été touchée. Ma plus grande fierté, c’est d’avoir réussi à ne pas sacrifier ma vie de famille pour ma carrière. Je suis mariée depuis seize ans, j’ai trois enfants et j’ai réussi à ne pas divorcer ! Aucune femme ne devrait avoir à choisir entre épanouissement personnel, familial et ­professionnel.

Vous avez été élevée ainsi ?

J’ai un caractère fort. Dans mon esprit, c’est évident que je suis largement l’égal d’un homme ! Ma maman a toujours travaillé dans son magasin, ça ne l’empêchait pas de remonter nous faire déjeuner et de faire les courses. Ce n’était pas une princesse. C’est donc naturel pour moi d’avoir une carrière et une vie de famille. Et j’ai la chance de partager ma vie avec un homme qui n’est pas macho. David [lui-même chef] est un père extraordinaire qui assume sans aucun souci 50 % de la gestion des enfants et de la maison. On vit dans cette égalité.

Votre devise, c’est toujours « on ne lâche rien » ?

Plus que jamais. Même si j’ai aussi la trouille. Je suis une battante mais j’ai une part d’hypersensibilité. Je peux surréagir, m’écrouler en pleurs si le bar n’est pas livré comme prévu… Ce restaurant, c’est le premier jour du reste de ma vie.

Propos recueillis par Charlotte Langrand

* Restaurant La Scène – Stéphanie Le Quellec, 32, avenue Matignon
(Paris 8e). Réservations : la-scene.paris

 

Charlotte Langrand

Journaliste au Journal du Dimanche (JDD) rubriques Gastronomie-Cuisine, santé-bien-être

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