Il a vécu cette année pas comme les autres entre le Sud et Paris. Après la réouverture de certaines des terrasses de ses « Avant-Comptoir » à Paris, le chef Yves Camdeborde est impatient de remettre le couvert dans sa Brasserie du Comptoir, à Odéon (Paris 6e). Le béarnais au bagout légendaire aime échanger avec ses clients. Tout comme il discutait avec les critiques gastronomiques, du temps de sa « Régalade », son restaurant ouvert en 1992, pour lequel son ami le journaliste Sébastien Demorand inventait le terme de « bistronomie ». Aujourd’hui orphelin de cette époque révolue, entre l’avènement des réseaux sociaux, le règne des communicants ou la starification des chefs, le cuisinier cherche un sens à cette nouvelle donne culinaire. Et songe déjà à « l’après » : une semi-retraite, au soleil du Vaucluse.
Interview d’Yves Camdeborde
Ces mois de fermeture imposée vous ont-ils changé ?
Cette année a été un peu comme un stage de pré-retraite ! J’ai découvert une autre vie, un autre rythme et surtout que je ne m’ennuyais pas. J’ai passé du temps dans le sud, auprès de ma petite fille de sept mois, j’ai joué aux boules, pêché, lu… Cette période a soulevé beaucoup de questions en moi. Mais je reste positif : les Français ont été tellement solidaires avec nous et les restaurants leur manquent, donc ça va reprendre ! Moi, je ne sais pas travailler à moitié, je vais revenir à 100%. En tout cas, pendant trois ou quatre ans…
Vous songez à raccrocher votre tablier… ?
J’ai 56 ans, j’ai débuté très jeune et je suis un ouvrier : je ne tirerai pas sur la corde plus qu’il ne le faut. Dans quelques années, je quitterai Paris pour ouvrir une dernière affaire en Province, dans le Vaucluse. J’avais déjà enclenché ce processus dans ma tête avant le Covid et le confinement m’a donné la certitude que c’est la bonne décision. Je me donne juste du temps pour le faire d’une belle façon, tranquille. Mais je suis encore Parisien jusqu’en 2024 : je suis un passionné de sport et je veux absolument vivre les Jeux Olympiques à Paris ! J’ai fait ceux de Barcelone, Athènes, Sydney… Les J.O., c’est magique.
Quel type « d’affaire » ouvrirez-vous en Province ?
Un endroit qui me ressemble… Une sorte de drugstore de village, ouvert seulement au déjeuner, avec aussi un coin librairie et vinyles ! Un endroit comme un foyer, qui recréé un lien social, où l’on cultive la gentillesse et le respect des anciens, qui m’ont appris la belotte, la pétanque… Et puis, où l’on retrouve le goût unique du service instantané : pendant le confinement, j’ai adoré cuisiner à la maison… les plats ne sont peut-être pas « instagrammables » mais ils sont meilleurs !
Dans quelques années, je quitterai Paris pour ouvrir une dernière affaire en Province, dans le Vaucluse. Une sorte de drugstore de village, ouvert seulement au déjeuner, avec aussi un coin librairie et vinyles !
Le chef Yves Camdeborde
Justement, en 2020, les chefs ont utilisé les réseaux sociaux pour interpeller les pouvoirs publics sur la situation des restaurateurs. Qu’en pensez-vous ?
Dans ce cas précis, c’est-à-dire en cas de crise, les réseaux sont intéressants pour écouter les différents points de vue : chacun a pu exposer ses problématiques, du crêpier au bistrot en passant par le « gastro » et ensuite, nous avons pu constituer un discours plus global, pour parler au nom de tous.
La communication sur les réseaux est-elle devenue incontournable pour un chef ?
On est tous obligés d’en faire, même si elle sera fatale pour ma génération. Les jeunes chefs, eux, grandissent avec. En vérité, je fais certainement partie de la dernière génération de chefs qui a connu la « critique » gastronomique : on s’est engueulés, parfois à la limite de la bagarre, c’était chaud… Tout le monde tremblait quand le journaliste François Simon arrivait quelque part, alors qu’en réalité, il a été plus constructif pour la cuisine que destructeur, même s’il avait ses têtes. En tout cas, la vraie critique n’intéresse plus la jeune génération.
Pourquoi ?
Plusieurs événements primordiaux ont fait changer les choses : la médiatisation des chefs, l’arrivée des agents, des attachés de presse et enfin, celle des influenceurs. La starification des cuisiniers a été positive au début, car elle a montré aux catégories sociales supérieures que les métiers de bouche étaient respectables. Mais l’égo des chefs est devenu surdimensionné. Quand on vous dit toute la journée que vous êtes le meilleur, on finit par le croire et on ne sait plus écouter. C’est un vrai problème.
Vous avez vous-même fait partie du jury de l’émission Masterchef, sur TF1…
Je l’ai fait par égo, j’en suis conscient ! Et aussi avec un soupçon de revanche personnelle car j’étais blacklisté par les grands guides, pour qui la bistronomie n’était pas de la gastronomie. L’émission m’a quand-même permis de parler des produits et des artisans à une heure de grande écoute et de rencontrer des gens aussi passionnés que moi mais qui cuisinaient différemment. J’ai pu écouter, discuter et débattre avec eux. Aujourd’hui, j’accepte les projets médiatiques quand ils ont un sens.
Que pensez-vous de ceux qui font carrière à la suite de ces émissions ?
Il y a de beaux contre-exemples : Cyril Lignac a été le plus « starisé » de tous mais sa carrière est magnifique. Il n’a pas trop changé, il est resté très terrien et fait les choses en bon professionnel. Le côté négatif des émissions s’active à la sortie : les jeunes chefs entrent dans la communication pure et dure, les agences leur expliquent qu’ils sont des « valeurs industrielles », ils comprennent qu’il y a de l’argent à gagner. Les communicants les brossent dans le sens du poil et, pour qu’ils plaisent à tout le monde, lissent leur langage. Moi je me fous de leurs recommandations, je n’ai jamais eu ni agent ni « Relations Presse ». Je suis comme je suis, je ne veux pas devenir quelqu’un d’autre.
Trouvez-vous quand-même des avantages aux réseaux ?
J’ai essayé mais je ne vois pas l’intérêt. J’ai dû créer un compte Instagram pour Masterchef mais je ne le gère pas moi-même. Et en même temps, je ne veux pas devenir un « vieux con has-been »… j’ai besoin d’exister professionnellement, de toucher les jeunes. Mais Instagram, c’est surtout de la com’ : je n’arrive pas à dialoguer avec les influenceurs, ils ne sont pas les « nouveaux journalistes gastronomiques », comme ceux avec qui j’ai eu des débats enrichissants. Les vrais critiques culinaires, hélas, ne sont plus que quelques-uns, esseulés, à se battre pour garder des moyens pour faire leur métier.
Quels étaient vos rapports avec eux ?
Je suis de la génération d’après la Nouvelle Cuisine, celle des Alain Chapel et Michel Guérard, qui ont dépoussiéré le métier avec, à leurs côtés, une vraie critique gastronomique. J’étais fasciné par les écrits d’Henri Gault et Christian Millau, qui ont anobli la cuisine en mettant des mots dessus, avec pertinence, argumentation et sensibilité. Au Crillon, Jean Didier, du Bottin Gourmand, venait juger nos nouvelles cartes, alors que nous étions de jeunes cuisiniers avec un gros égo culinaire. Mais notre chef, Monsieur Constant, nous a prévenus : « les gars, ce journaliste ne vient pas nous casser mais donner une opinion, écoutons-là ». Mais c’était tendu !
Avez-vous un souvenir en particulier ?
Eric Fréchon et moi étions ses sous-chefs. Nous avions démonté et reconstitué un canard, avec une sauce au sang… Une œuvre d’art technique et visuelle ! On le sert avec fierté et Monsieur Didier déclare : « vous avez fait un chef d’œuvre mais… ce n’est pas bon. » Nous étions hyper vexés mais il avait raison : la cuisine, c’était aussi du goût. Ce jour-là, j’ai appris à écouter.
Cette écoute a-t-elle fait évoluer votre cuisine ?
Elle m’a construit pendant toute ma carrière et m’a aidé à comprendre ma cuisine, l’époque et rester en mouvement. L’échange est primordial car notre métier, répétitif et rigoureux, peut vite nous enfermer dans un schéma. Il faut savoir prendre du recul, même quand tu sors de douze heures de travail… Un jour, François Simon m’avait démonté sur un canard sauvage. J’étais vexé, puis je l’ai appelé et il a su m’expliquer : « vous y avez mis des fruits… pour moi un canard sauvage, c’est sauvage, si je veux du sucre, je prendrai une cannette de barbarie. » On doit savoir comprendre et, parfois, rester sur ses positions : le piment et l’acidité, je les aime, personne ne me fera les enlever de ma cuisine. Au final, plus on discutait, plus on était en désaccord et plus… on s’aimait !
Certains ont-ils été plus importants que d’autres ?
Sébastien Demorand, avec son immense sincérité, a été d’une importance extrême. Il me décrivait comme personne l’équilibre apporté par l’acidité d’un vinaigre dans des lentilles… Un jour, je lui ai servi avec fierté une andouille avec un poisson, comme on le fait dans mon Béarn. Il m’a dit : « ton andouille est top mais quoique tu me racontes, elle ne va pas avec ce lieu jaune ! »
Quand j’ai monté ma Régalade, avec toute la rigueur des tables étoilées mais avec une ambiance d’auberge et des prix abordables, Seb m’a dit : « tu fais de la bistronomie ! ». J’étais profondément vexé, je ne lui ai pas parlé pendant quinze jours ! Je sortais du Ritz et du Crillon et pour moi, qui suis un « homme de comptoir » du sud-ouest, le bistrot, c’était le coude sur le bar, le saucisson et des bons canons : tout, sauf de la gastronomie ! Mais la bistronomie a pris une ampleur incontrôlable. J’ai mis très longtemps à comprendre que j’étais juste en train de trouver ma voie, en cassant les codes du restaurant, qui était devenu un « musée ». Je voulais que les gens soient à l’aise. J’allais prouver que dans l’assiette, nous étions quand-même une grande Maison ! Sébastien avait raison… Aujourd’hui, on ne peut plus rien dire à un chef sans qu’il le prenne mal.
Vous semblez pris dans un dilemme : rester vous-même mais passer pour un has-been ou entrer dans la communication et vous trahir…
C’est ça… Tenez, pour ne pas être un vieux con, j’ai même reçu un jeune homme d’une société de conseils, sur la vente en livraison. Il voulait que je remplace les « spaghettis-bolognaises » par « spaghettis aux boulettes de viande et sauce tomate » et « avocat-crevettes » par « guacamole, crevettes et pain pita »… Il a trente ans, il maîtrise des codes que je n’ai pas et cette formule cartonne avec les jeunes. Faut-il entrer là-dedans ? Je suis hélas obligé de me poser la question.
N’êtes-vous pas la preuve qu’on peut réussir sans cela ?
J’ai peut-être tort mais je pense encore que oui, l’on peut arriver à se faire connaître en restant soi-même et en faisant son métier. Se faire connaître, qu’est-ce que ça veut dire ? Ce qui est intéressant, c’est d’évoluer, pas d’être de l’eau tiède ! Mais je me demande parfois si je ne suis pas le dernier des mohicans…