Dans son livre-manifeste paru à l’automne Pour une révolution délicieuse (Fayard), Olivier Roellinger appelait à une prise de conscience alimentaire et à retrouver le plaisir de cuisiner. S’il a raccroché les casseroles depuis quelques années, l’un des plus célébres représentant de la gastronomie française tente de faire évoluer les mentalités et les pratiques, tout en ayant le plaisir de voir son fils Hugo prendre brillamment sa suite en cuisine au restaurant Le Coquillage, à Cancale (Ille-et-Vilaine). En famille, ils ont créé La Ferme du Vent : des hébergements en osmose avec l’environnement et leur cuisine engagée. Avec le confinement et la fermeture des restaurants, tout a été mis en suspens. Mais les Français ont dû se remettre aux fourneaux et s’interroger sur leur façon de consommer : un espoir pour ce spécialiste des épices qui ne cesse de réfléchir à un monde à venir plus solidaire et équitable.
La crise sanitaire du Covid-19 a-t‑elle rendu encore plus indispensable le « soulèvement » que vous prôniez déjà ?
J’ai vécu cette période comme un drame collectif et planétaire, mais elle pourrait finalement accélérer la réalisation de souhaits déjà engagés. Tout à coup, pendant huit semaines, nous nous sommes retrouvés assis face à nous-mêmes, avec pour seul voyage à l’extérieur cet acte existentiel de se nourrir et de cuisiner. La réflexion sur notre façon de remplir nos assiettes a mûri beaucoup plus vite que si nous avions continué à courir, comme d’habitude, après nos vies. Les gens se sont rendu compte que préparer les repas n’était pas une tâche subalterne mais une merveilleuse manière de prendre du temps pour soi et de donner aux autres, un moyen de conquérir sa souveraineté alimentaire. Réapprendre à cuisiner, c’est se réapproprier sa liberté.
À part mitonner de nouveau des petits plats, d’autres comportements sont-ils apparus ?
Après s’être d’abord rués dans les supermarchés, certains consommateurs se sont montrés intéressés par des circuits alternatifs, plus courts. Dans le même temps, les producteurs qui fournissent d’habitude les restaurants se sont tournés vers le grand public. Un mécanisme vertueux s’est mis en place : les gens sont allés chercher des produits de qualité avec le désir d’accomplir un acte solidaire pour aider les agriculteurs et les éleveurs locaux à écouler leur lait, leur beurre, leurs légumes… Brutalement, ils se sont reconnectés à leur communauté, au vivant, à la nature, aux saisons. J’ai retrouvé l’espoir d’extraire des griffes de l’agroalimentaire ce trésor de l’humanité qu’est l’alimentation : nous avons gagné la bataille sociétale, du moins au niveau local… Si une majorité du public accepte d’augmenter légèrement son budget pour manger mieux et ainsi prendre soin des siens et de ceux qui façonnent cette nature, on aura fait un pas de géant !
Un mécanisme vertueux s’est mis en place : les gens sont allés chercher des produits de qualité avec le désir d’accomplir un acte solidaire pour aider les agriculteurs et les éleveurs
Sur Twitter, vous avez désapprouvé la visite du président de la République dans une exploitation de tomates
en Bretagne et dans un supermarché. Pourquoi ?
Le gouvernement a donné l’impression que la seule façon de s’alimenter, c’était d’aller dans les grandes surfaces, comme si elles étaient les seules capables d’appliquer des procédures sanitaires, et pas le petit commerçant ou les marchés ouverts… J’ai trouvé ça scandaleux. La venue du Président dans cette plantation hors-sol a donné l’impression que la Bretagne était le pays de la tomate, alors que c’est plutôt le Sud… Quel gâchis ! À la suite de ma réaction, un conseiller de l’Élysée m’a contacté et j’ai pu expliquer mon point de vue.
Vous semblez prêt à vous lancer en politique !
Il ne suffit pas de le dire mais, oui, j’aimerais sincèrement entrer dans un cercle de réflexion et de propositions. J’ai pris à cœur cette phrase : « ne rien faire, c’est laisser faire les autres ». Ce qui vient d’arriver résonne comme une grande alerte, il nous faut bâtir un autre paradigme de société. Les gens veulent renouer avec la « vraie » politique, réfléchir au monde à venir et à une autre croissance afin de ne pas repartir dans la même direction. Je suis déjà intervenu sur des sujets comme la pêche électrique, le thon rouge ou la libération des semences paysannes… Un contre-lobbying face à l’agro-industrie est nécessaire, car le but n’est pas seulement de sauver quelques petites variétés de carottes. La France, le pays des droits de l’homme, devrait être la première à présenter cette notion de droit au bien-manger pour tous. Une nourriture saine, juste et joyeuse, voilà l’enjeu de demain. Un vrai programme politique !
Comment avez-vous vécu la fermeture de vos établissements ?
Au départ, très mal : c’était la première fois que nous fermions aussi longtemps. Mais l’engagement de l’État a suivi, et tout a été mis en œuvre pour amortir le choc. Mes confrères installés au Japon ou aux États-Unis vivent, eux, une catastrophe : ils n’ont plus de travail, ils ont dû licencier leurs équipes… Je suis fier d’être en France, au niveau de la protection sociale. Ce qui n’empêche pas que la santé financière des restaurants français se révèle très inquiétante.
Les cuisiniers ne sont pas restés les bras croisés pendant le confinement…
Nous avons vécu une triple frustration : se retrouver seul, inactif et, pire encore, se sentir inutile. Mais nous avons fait preuve d’innovation : vente à emporter, soutien aux soignants, aux personnes âgées, aux petits producteurs… Nous ne sommes pas des solitaires : la promiscuité fait partie de notre univers, et agir ensemble est notre façon de trouver une place dans la cité. À Cancale, nous avons préparé des goûters pour l’Ehpad et fabriqué du pain. Mais une action est belle quand elle est faite avec discrétion et humilité ; ça m’a dérangé que certains en profitent pour modeler leur image sur les réseaux sociaux.
Que pensez-vous des différentes actions lancées par les chefs pour sauver économiquement les restaurants ?
Je comprends et je partage la colère au sujet des assureurs. J’ai été choqué par leur silence, puis leur façon de jeter des confettis aux cuisiniers. Par contre, aller évoquer les soucis de la « haute gastronomie » française alors que la nation était en deuil m’a semblé déplacé. La priorité, c’est l’école, les transports, remettre un pays en route, et ce qu’il faut sauver d’abord, ce sont les restaurants de quartier, d’entreprise, les cantines, bref, la cuisine de tous les jours. Aujourd’hui, le bien-manger pour tous, ce n’est pas déguster du homard et du caviar mais un savoureux poireau ou une excellente pomme de terre, c’est comprendre ce qui fait la qualité d’un produit, connaître son producteur…
Un sondage paru sur le site Atabula place Le Coquillage en tête des restaurants où les clients sont impatients de s’attabler à nouveau. Comptez-vous le rouvrir le 2 juin, si les conditions sanitaires le permettent ?
Mon premier souci est de ne pas mettre en danger mes collaborateurs et mes clients. Le deuxième, c’est de devoir appliquer des mesures tellement draconiennes que les gens n’auront pas l’impression de vivre une « expérience sanitaro-gastronomique ». Certains groupes hôteliers ouvrent dans des conditions presque cliniques, sans hospitalité ! Les restaurants sont des lieux de thérapie, où il y a un vrai partage de joie et de bonheur. Nous avons hâte d’être de nouveau aux petits soins pour ceux qui reviendront nous voir.
Vous dites souvent que vous habitez dans un pays de fées qui murmurent à votre oreille… Que vous disent-elles actuellement ?
Que le premier jour du déconfinement est celui où nous devions poser la première pierre d’une nouvelle civilisation. Nous avions perdu conscience de la fragilité de la vie, nous avons fait preuve d’arrogance concernant les terres arables, la pollution de l’air, les ressources halieutiques… Mais je n’irais pourtant pas jusqu’à dire que la nature se venge ! J’aime citer Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Ils se sont gavés dans l’ancien monde, alors ils vont vouloir reprendre la main, à nous de rester vigilants. Mais aujourd’hui, je rêve de voir le monde se réhumaniser. J’ai l’espoir d’une renaissance.