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Chefs Nomades

Une nouvelle génération de chefs, en quête de liberté et de changement en cuisine, choisit de questionner le métier en vagabondant d'une cuisine à l'autre, sans rester attachée à un restaurant

N’avoir que ses couteaux en bandoulière. S’offrir le luxe de cuisiner en nomade, d’une zone urbaine à un espace champêtre, de la salle à manger d’un particulier à une soirée-événement. Régaler deux ou cent personnes, selon les jours et les envies… Voilà le quotidien choisi par de nombreux jeunes cuisiniers : avoir la toque, sans le resto. Les tables, la décoration, le menu, la hiérarchie et la cadence infernale d’une brigade… tous les codes centenaires qui ont fait le restaurant ne les font plus rêver autant que leurs aînés. La nouvelle génération met un sacré coup de torchon dans la cuisine.

Prenez Tamir Nahmias, nouvelle révélation des fourneaux parisiens. L’année dernière, ce chef trentenaire et talentueux, passé chez des pointures comme les Troisgros à Roanne, Pascal Barbot ou Adeline Grattard à Paris, a failli sabler le champagne pour fêter l’échec de la signature du local où il comptait installer son premier établissement. « Cela m’angoissait tellement, j’étais soulagé, explique-t-il. Avoir un restaurant ne m’a jamais fait rêver : c’est compliqué quand on veut avoir une vie de famille, le temps libre est limité, le travail est routinier et en plus, l’offre de restauration est saturée… »

Une autre voie: le voyage, l’événementiel, la cuisine sur-mesure

Le chef s’est donc laissé tenter par « l’événementiel » : il voyage, cuisine dans des endroits atypiques lors d’événements ponctuels, pour une clientèle à chaque fois différente, conseille les projets d’autres chefs… « J’aime m’adapter à ces demandes sur-mesure, c’est stimulant, poursuit-il. C’est générationnel, nous voulons une vie plus variée. » Dans un tissu urbain où la concurrence est rude, il n’est pas si facile de trouver un lieu qui se démarque des autres ni de trouver les finances pour se l’offrir. « J’ai commencé le métier en me disant que je voulais avoir mon restaurant pour mes trente ans, se rappelle la cheffe Chloé Charles. Mais j’ai perçu les limites de la bistronomie, qui a déjà été exploitée à 10.000%… je n’avais pas assez confiance en moi pour croire que je pouvais tirer mon épingle du jeu. »

J’ai commencé le métier en me disant que je voulais avoir mon restaurant pour mes trente ans. Mais j’ai vite perçu les limites de la bistronomie, qui a déjà été exploitée à 10.000%…

La cheffe Chloé Charles

 

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La cheffe Chloé Charles

La concurrence et les limites de la “bistronomie”

La cheffe, qui a pourtant travaillé dans de belles adresses comme Septime, L’Astrance ou L’Agapé, constate qu’elle s’épanouit aussi bien en faisant des dîners à domicile, des prestations pour des sociétés et du conseil pour des ouvertures de restaurants. Mieux : elle gagne sa vie en cuisinant, sans investissement de départ, avec sa cuisine et un ordinateur. « Je suis libre, j’ai une autre manière de créer, poursuit-elle. C’est fou d’avoir la chance d’exercer ce métier différemment car on oublie que, dans les années 1980, la cuisine était presque un sous-métier. » Il est fini le temps où les chefs passaient leur vie dans leur cuisine, tendus vers l’objectif ultime de toute une génération : se conformer aux exigences du guide Michelin pour décrocher les étoiles. « Chez Septime, j’étais émue quand on l’a décrochée, se souvient-elle. Mais j’ai mis ma vie entre parenthèses de 18 à 29 ans, j’ai beaucoup travaillé et je n’ai pas envie de passer ma vie comme cela. »

Cette envie de cuisine vagabonde, qui prône la liberté d’emploi du temps et de registre de cuisine, pourrait bien bouleverser les codes du restaurant. Après avoir appris des bases exigeantes et travaillé dans des établissements réputés, de nombreux chefs choisissent le retour à la simplicité : la cheffe pâtissière du Noma, Rosio Sanchez, a ainsi quitté ce restaurant mondialement célèbre pour ouvrir un stand de Tacos à Copenhague… En France, certains choisissent la street-food, les pizzas ou le traiteur ; d’autres enfin, comme chez Mokonuts ou Chezaline, imposent des horaires plus légers (fermetures le soir ou le week-end) pour préserver leur vie de famille.

Un métier difficile et répétitif, loin de la médiatisation

Loin d’être une lubie d’enfants gâtés digne de la génération Y, ce phénomène souligne le décalage entre le fantasme du chef glamour, médiatisé et instagrammé avec la réalité du métier, souvent chronophage, épuisant et mal payé. « La plupart travaille huit heures debout non-stop…. Pourquoi devraient-ils être dans ce sacrifice permanent ? demande Sophie Cordinet, co-fondatrice du restaurant Fulgurances à Paris, qui met en lumière les seconds de cuisine en leur offrant des résidences de six mois. Il faut sept ans d’expérience pour se sentir vraiment chef : c’est bien de rappeler que c’est un métier d’artisanat, laborieux et répétitif, où il est compliqué de renouveler sa créativité. »

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La cheffe Céline Pham

Par ailleurs, le monde de la gastronomie n’est pas toujours idyllique. « J’adore vraiment ce métier et je cherche un modèle qui me fera l’aimer toute ma vie, estime la cheffe Céline Pham, 31 ans, passée par Ze Kitchen Galerie, Saturne et Septime. Mais l’apprentissage, très difficile, m’a épuisée : c’est un monde de brutalité et de stress continu dans lequel il y a de grandes névroses et addictions. C’est une facette dont on ne parle pas beaucoup… » Rien ne lui sera épargné : fille d’immigrés vietnamiens, elle devient la « préposée à la cuisson du riz et à la sauce soja » ; femme, elle subit les blagues sexistes, a même été victime d’une agression par le sous-chef d’un restaurant qu’elle a du quitter.

S’épanouir loin des démonstrations de force dans l’assiette

Cauchemars, crampes d’épuisement, maladies somatiques auront raison de son couple et de sa santé. Pourtant talentueuse et pionnière dans le renouveau de la cuisine « fusion » franco-asiatique vive et moderne, elle s’est sabordée : « J’étais devenue aussi dure que ceux qui me maltraitaient, je passais pour prétentieuse, j’ai échoué alors que j’accédais aux postes de mes rêves… J’avais besoin de me retrouver, j’ai dit stop. » Céline Pham devient alors cuisinière indépendante, accepte des résidences éphémères en France et à l’étranger, cuisine dans des festivals, chez des particuliers et retrouve un sens à son métier : « quelque soit l’endroit où j’étais, je pouvais aller au marché local et cuisiner avec peu de choses mais les bonnes, loin des démonstrations de force, explique-t-elle. C’est là que je me suis sentie vraiment cheffe. »

 

J’adore vraiment ce métier et je cherche un modèle qui me fera l’aimer toute ma vie.

Céline Pham

 

Entre temps, des entreprises d’un nouveau genre apparaissent : moitié-agences de conseil, moitié-créateurs d’événements, elles proposent des résidences aux chefs dans des restaurants « pop-up » éphémères. C’est le cas de Fulgurances à Paris, qui dirige un restaurant, une agence et des magazines et du Paris Pop-Up, qui a organisé une série de dîners « pop-up » (éphémères) dans le monde entier avant d’ouvrir un restaurant « semi-permanent » à Arles, au Grand Hôtel Nord Pinus. « Il y a d’autre firmes possibles qu’un restaurant ouvert du lundi au samedi, poursuit Sophie Cordinet de Fulgurances. On peut trouver un autre équilibre, aller respirer, se nourrir ailleurs et continuer d’apprendre… »

Même la structure du restaurant évolue : on voit apparaître des projets inédits comme celui de Dark Kitchen, une cuisine sans devanture ni tables, qui livre directement ses plats à domicile. Plus étonnant, le futur « Ventrus avec vue » de Guillaume Chupeau : un restaurant « zéro empreinte » et entièrement transportable grâce à sa structure en bois, qui, en plus de recycler ses déchets, filtrer l’eau et produire sa propre énergie, s’installera dans de beaux endroits pour y proposer une cuisine de marché, locavore, portée par des chefs en résidence…  Première ouverture à Paris en décembre et à Marseille en 2020.

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Le chef Emmanuel Perrodin

Etablir un dialogue entre l’art et la cuisine

Le restaurant se débride et s’ouvre donc à d’autres expériences. Certains en font même un art, comme Emmanuel Perrodin, 46 ans, arrivé sur le tard dans la gastronomie après une première vie d’historien-économiste. « Ce qui m’a fait aimer la cuisine, c’est la certitude que c’est un langage, une vraie expression, explique-t-il. Je voulais prendre le risque de ne pas plaire, ce qui n’est pas possible dans un restaurant où il y a une obligation de fournir un service et des plats systématiques. » Sans carcan, l’homme dresse des tables dans les musées, propice aux rencontres, réalise des « anti-portraits culinaires » d’artistes comme Sophie Calle ou Erwin Wurm, questionne la notion de terroir dans sa longévité : le repas devient un spectacle vivant, dialoguant et accompagnant les œuvres, en fonction de son histoire. Ce marseillais de cœur a vu arriver la nouvelle génération : « Les jeunes chefs ne sont pas dans un discours, ils interrogent vraiment leur métier, constate-t-il. Ils ont un petit côté punk. »

La nouvelle génération n’est pas pour autant ingrate et ne sacrifie pas le passé sur l’autel de la liberté. Elle sait ce qu’elle doit à ses aînés et crie son amour de la cuisine et de la génération de chefs précédente : « Il y a des modèles à revoir mais ces maisons sont importantes, affirme Céline Pham. S’il le fallait, je le referai car je n’y serai jamais arrivée sans les gestes que j’ai appris dans mes premiers bistrots. » Nés avec l’urgence climatique, ils soulignent aussi l’impérieuse nécessité de prendre en compte les enjeux de l’époque : « ce n’est plus le temps des esbrouffes techniques aux moyens démesurés, poursuit a cheffe. On ne peut plus continuer sur ce modèle et en même temps, on ne peut pas se permettre de perdre la technique qui fait notre métier : il est trop beau pour que nous restions chacun dans notre coin. »

Ce qui m’a fait aimer la cuisine, c’est la certitude que c’est un langage, une vraie expression.

Le chef Emmanuel Perrodin

Après avoir voyagé avec leurs couteaux dans leurs bagages, ils reviennent maintenant pour proposer de nouveaux modèles, une restauration hybride qui bouscule gentiment les codes. Des restaurants, d’accord, mais avec des horaires humains, des chefs en alternance et des statuts évolutifs. « A terme, je serais revenue à une cuisine ou un laboratoire plus fixe car une cuisine totalement nomade finit par être un peu pesante, estime Chloé Charles. Et puis, pour que l’entreprise soit pérenne, il faut avoir un lieu où les gens puissent venir goûter ma cuisine. » Elle inaugurera bientôt une table d’hôtes, où elle recevra et cuisinera pour des groupes, quand bon lui semble. Julien Sebbag, chef à domicile avec son concept « je cuisine chez toi » tient aussi, chaque mardi soir, les fourneaux du restaurant festif Chez Oim, au Bus Palladium. Il vient de débuter la résidence de Créatures, le nouveau restaurant éphémère de la terrasse des Galeries Lafayette. Tamir Nahmias vient, lui, d’ouvrir un établissement hybride : Adar, un traiteur de cuisine méditerranéenne assorti de quelques tables, une structure suffisamment souple pour lui permettre de continuer ses activités par ailleurs. Céline Pham, enfin, cartonne avec Tontine, son restaurant éphémère installé sur le rooftop du Perchoir à Paris, seulement jusqu’au 31 décembre 2019. Des lieux semi-sédentaires pour, enfin, goûter la cuisine de ces chefs nomades.

Charlotte Langrand

Charlotte Langrand

Journaliste au Journal du Dimanche (JDD) rubriques Gastronomie-Cuisine, santé-bien-être

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