En 2021, l’esprit chevaleresque bouge encore. Après une bataille au long cours en territoire normand, les « vrais » camemberts au lait cru AOP l’ont emporté au tribunal contre les industriels du secteur, qui n’auront plus le droit d’inscrire la mention « fabriqué en Normandie » sur leurs produits. La guerre du camembert fermier fut longue mais belle, puisque les goûteuses croûtes fleuries ont été défendues avec panache par de vrais chevaliers du goût : les membres de la très sérieuse confrérie du camembert. Tout en habit traditionnel et en bravoure, ils manient les armes des temps modernes : la loi et le verbe.
Des milliers de confréries gourmandes à travers la France
De nombreux autres produits du terroir peuvent compter sur des confédérés transis. Il existe à travers la France des milliers de chevaliers gastronomes prêts à en découdre pour sauvegarder les traditions culinaires du pays : brie de Meaux, cassoulet de Castelnaudary, tête de veau rochelaise ou du Périgord, cèpe du Médoc, melon de Cavaillon… Mais aussi escargot ariégeois, ficelle picarde, truffe du Périgord ou encore boudin catalan, dont les ardents défenseurs sont regroupés dans la Confrérie jubilatoire des taste-boutifarre du Conflent ! Sans compter les très anciennes et nombreuses congrégations viticoles, comme celle du Tastevin en Bourgogne.
Des confréries gourmandes, laïques et hédonistes
Autrefois religieuses, les confréries sont réapparues dans une version laïque et gourmande au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en accompagnant le retour des plaisirs de la vie. À partir des années 1960, elles se sont emparées d’une autre mission importante : la défense des savoir-faire et des produits locaux face à l’émergence de l’industrie agroalimentaire. Aujourd’hui, il existe des milliers de ces groupes de bons vivants.
Souvent retraités, ils se retrouvent en costume autour d’une bonne table. Et organisent, s’ils en ont les moyens, une fête annuelle pour sauvegarder l’image de leur emblème gastronomique et la faire vivre. « Beaucoup de produits ou de races de cochon étaient voués à disparaître et ont été sauvés grâce à ces associations, qui sont parfois portées à bout de bras et sans argent », salue le journaliste culinaire Philippe Toinard, membre, entre autres, des confréries de la coquille Saint-Jacques des Côtes-d’Armor et des tripes sarthoises…
Derrière les costumes de confréries, des bons vivants mais aussi des cercles d’influence
Derrière les ripailles bon enfant, certains de ces clubs ont acquis une réelle influence. « Les confréries gourmandes ne sont pas qu’un folklore, elles regroupent des passionnés très concernés par la défense du patrimoine », explique Éric Morain, avocat pénaliste et gastronome, qui se souvient de son intronisation en tant que chevalier du camembert : chapeau sur la tête, médaille épinglée sur le torse et diplôme en poche, il allait ensuite, avec cinq confrères avocats chevaliers, déposer la fameuse plainte qui sauverait ledit fromage. « Les confréries peuvent parfois se substituer au travail d’un syndicat agricole s’il est inexistant ou en proie à des luttes de pouvoir », poursuit-il.
Dans chacune de ces communautés, les réunions sont un savant mélange d’entre-soi et de dégustations de francs mangeurs. « C’est d’abord un moment chaleureux où on fait des rencontres, où on retrouve des amis et des gens passionnés par la bonne chère, le plaisir et la haute qualité des produits, explique le charcutier Gilles Vérot, membre des confréries de la poule de Houdan, de l’oreiller de la Belle Aurore ou du pâté en croûte. Ça sert aussi à élargir son réseau et à promouvoir un métier : à mes débuts il y a trente-six ans, les charcutiers étaient très mal considérés ; c’est tout le contraire aujourd’hui. »
La résurrection du pâté en croûte
Champion de la résurrection, le pâté en croûte est par exemple devenu le nouvel emblème du savoir-faire charcutier. Il a même son très officiel championnat du monde depuis 2009. « Au départ, nous étions quelques amis chefs à en préparer encore et nous avons créé un concours pour nous départager ! », se rappelle l’un des quatre fondateurs, le Lyonnais Christophe Marguin, à la tête du Président. Aujourd’hui, le championnat est international et les résultats sont contrôlés par huissier. Le jury évalue les œuvres de 14 finalistes internationaux, au filtre de près de 200 critères (qualité, finesse et cuisson de la pâte, tenue de la gelée, etc.).
Outre le plaisir du titre, le gagnant profite des retombées économiques : « Daniel Gobet, le champion 2018, était au bord du dépôt de bilan ; sa victoire a tout changé, poursuit Christophe Marguin. Quand nous avons commencé, 95 % des pâtés étaient industriels. Aujourd’hui, les professionnels les réalisent de nouveau. Nous sommes fiers d’avoir remis au goût du jour un classique de la cuisine française. »
Pâté-croûte et Amicale du Gras
Souvent créés au détour d’une blague entre copains goulus, ces cercles ont réussi à rendre modernes les traditions. Ils séduisent les jeunes générations, nourries aux concours culinaires télévisés. Ils célèbrent les joies de l’assiette populaire et de la franche camaraderie autour de bons produits, à l’heure où l’ambiance est à la livraison à domicile et à la gamelle en carton devant un ordinateur pour tout réconfort.
La réhabilitation du gras et de la bonne chère
Certaines confréries n’auraient pas déplu à Gargantua. Ainsi l’Amicale du gras, née en 2013. L’association a une toquade, le cochon, et distribue chaque année ses « gras d’honneur » aux meilleurs artisans de la bête. « Elle défend les vraies valeurs du gras pour la promotion du goût, de la bonne chère et de la ripaille, sans gêne, sans peur et sans reproche, affirme sa présidente, Frédérick E. Grasser Hermé. Le gras est méprisé alors qu’il est nécessaire à notre santé et que sans lui il n’y a pas de goût ! C’est lui qui fixe les arômes, comme en parfumerie. » Les 85 membres de l’amicale sont triés sur le bout du lard : on y retrouve les pâtissiers Pierre Hermé et Benoît Castel, le chef Yves Camdeborde ou le charcutier Yohan Lastre mais aussi quelques célébrités comme les comédiens fines gueules Pierre Arditi ou François Berléand.
Les fondus de l’oeuf mayonnaise
Leur confrère Daniel Prévost a reçu le mois dernier sa carte de membre perpétuel de l’Association de sauvegarde de l’œuf mayonnaise (Asom). Auteur de la fulgurance devenue maxime de l’association (« le temps passe, les œufs durent »), il avait naturellement sa place dans cette confrérie créée par l’éditeur gastronomique Claude Lebey et ressuscitée en 2018 par son petit-fils, Vincent Brenot, avec l’actuel directeur du guide Pierre-Yves Chupin, le sommelier Gwilherm de Cerval et le gastronome Sébastien Mayol.
L’Amicale du Gras a une toquade, le cochon. Chaque année, elle distribue ses “Gras d’honneur”
Championnat du monde de l’oeuf mayo
Depuis 2018, cette entrée aussi simple que légendaire a elle aussi son championnat du monde. « Il fallait réhabiliter l’œuf mayo à plusieurs titres : il respire le bistrot, il est populaire et sympathique et, surtout, dans neuf restaurants sur dix il est absolument immangeable : surcuit, avec une mayonnaise en tube non moutardée et accompagné d’une pauvre feuille de laitue », peste Sébastien Mayol. Le jury s’attache donc à évaluer la bonne cuisson orangée du jaune, la réelle capacité de nappage de la mayonnaise forcément maison, ainsi que le dressage et l’accompagnement. En 2019, le Bouillon Pigalle, à Paris, a remporté la mise face à des chefs de palaces étoilés. L’Asom est passée de 70 à 300 membres en deux ans. Amoureux de l’œuf, s’il vous prend l’envie d’y adhérer, sachez qu’il vous faudra défendre votre camp. Des aficionados bourguignons ont lancé un concurrent en 2019 : le championnat du monde de l’œuf en meurette.
Charlotte Langrand