Un joli mistral souffle sur les fourneaux marseillais. Longtemps résumée à des tables d’exception traditionnelles et quelques institutions de quartier, la relève gastronomique phocéenne tardait à arriver. Mais en 2013, l’événement « Marseille Capitale de la Culture » puis la création de l’association « Gourmediterranée » ont changé la donne. Des chefs comme Lionel Levy, Guillaume Sourrieu ont modernisé la gastronomie locale ; Arnaud Carton de Grammont y implantait la bistronomie ; Alexandre Mazzia rejoignait Gérald Passédat dans le cercle très restreint des chefs triplement étoilés…
En parallèle, une jeune génération a donné de la voix, avec des chefs comme Julia Sammut, Ludovic Turac, Julien Diaz, Coline Faulquier… Cet été, les « Dîners Insolites », initié par Provence Tourisme et le chef Emmanuel Perrodin met en lumière ces chefs. Ils explorent le terroir et le territoire provençal en dressant le couvert au milieu des oliviers, des vignes, des chapelles… (www.dinersinsolites.org) Parmi eux, cinq cheffes ont choisi Marseille pour y installer des restaurants authentiques, à la cuisine éthique, de caractère et libérée de l’injonction des étoiles. Présentations.
Marie Dijon, chez Caterine
« J’ai toujours cuisiné ici… quand on est mordus de cette ville, on a vite mal le mal du pays ! ». Née à Marseille, Marie Dijon, 29 ans, a attrapé le virus en aidant son père, fou de cuisine, à préparer les repas des fêtes de famille. Quand elle quitte le droit pour se lancer dans un CAP cuisine, elle conforte sa vocation chez Ludovic Turac (Une Table au Sud) puis rencontre son mentor, Pierre Gianetti, au Grain de Sel, à qui elle succédera : « Très peu de chefs me donnaient envie de travailler avec eux, sauf lui…, se souvient-elle. A son départ, j’ai suivi mon instinct : pour moi, tous les produits peuvent aller ensemble, alors j’ai fait des des tomates-mozzarella en dessert ou des tartares de sangliers-fraises-asperges… Ca a cartonné. »
Acidité, amertume, iode, herbes aromatiques… On retrouve tout cela chez Caterine, le restaurant libre et sans codes qu’elle a ouvert avec Eugénie Cenatiempo : pas de recette stricte, des recettes qui évoluent en cours de service, selon son inspiration ; de grandes tablées et pas de service en salle : « On a créé une vraie ambiance marseillaise, les gens qui ne se connaissaient pas au début du repas commandent les cafés ensemble à la fin et s’appellent par leurs prénoms ! Ici, il y a vraiment une énergie particulière. »
Caterine, 27 rue Fontange, Marseille (6e)
Laetitia Visse, la femme du boucher
Il était peu probable qu’une jeune normande, fille de chanteur lyrique, devienne « femme de boucher » sur la Cannebière. Pourtant, la cheffe trentenaire a ouvert son bistrot dans une ancienne charcuterie, où elle se contrefiche des modes : Laetitia Visse aime la cuisine « viandarde », les ris de veau, les pieds de cochons, les saucisses…
La jeune femme a pourtant failli plusieurs fois quitter un métier dur pour les femmes. Elle qui aime les plats de partage pour tablées d’amis et les digestifs au comptoir avec les clients, a dû accepter que les grandes maisons étoilées, où elle a débuté, n’étaient pas son style : la course à l’étoile, la starification des chefs, le sexisme… Laetitia Visse a donc tracé une autre voie, encouragée par des cuisiniers comme Thomas Brachet aux Arlots à Paris ou Emmanuel Perrodin à Marseille). Aujourd’hui, elle revendique son bistrot « pur jus » et s’abstient de « revisiter » les recettes typiquement locales.
« Ici, on m’a aidée et accueillie comme une princesse, se réjouit-elle. Tout est facile, si tu ne marches pas sur les pieds des autres. Et le terroir est incroyable : on traite en direct avec les producteurs, pas avec une plateforme de commandes… Cela change tout. » Laetitia Visse vient même de racheter le bar d’à côté : en octobre, elle y proposera sandwiches au pastrami, croquettes de pieds paquets, croque-monsieur minute… Bref : « du snacking, de la bonne bière et des beaux vins comme j’aime ! ».
La femme du Boucher, 10 rue de Village, Marseille (6e)
Georgiana Viou, comme à la maison
« Marseille, c’est la maison ! » Même si Georgiana Viou, 43 ans, officie actuellement à Nîmes, chez Rouge à l’hôtel Chouleur, elle vibre depuis toujours au rythme du Vieux Port. Née à Cotonou, elle a retrouvé ici la vibration de la mer et le rythme du Bénin. Cette autodidacte solaire et énergique a pourtant bataillé pour se faire une place dans le monde exigent de la cuisine.
D’abord étudiante en langues à Paris, elle devient mère et change de voie. « J’ai toujours eu la passion de la cuisine, donc j’ai passé mon CAP en candidate libre pour ouvrir une saladerie. » Mais une amie l’inscrit à Masterchef, l’émission de TF1 adressée aux amateurs en reconversion : « Ca a changé ma vie mais j’ai développé le syndrome de l’imposteur : sans grandes écoles ni grandes Maisons, je pensais que je ne méritais pas ma place… »
Elle frappe aux bonnes portes (Lionel Lévy à Marseille, Sylvain Sendra à Paris) et tout s’accélère… Elle créé un atelier de cuisine à Marseille, travaille en Islande, en Corse, aux Etats-Unis, au Vietnam… « Ca m’a libérée, j’ai compris là-bas qu’on pouvait régaler les gens même sans étoiles, juste avec son âme et son cœur, sourit-elle. Maintenant, je sais que j’ai mon mot à dire en cuisine. » Georgiana vient de sortir un livre, « Le goût de Cotonou » (Ducasse Editions), qui dit son amour des textures, des condiments et sa détestation des cadres trop stricts. « Ma cuisine est comme moi, pas triste : parfois en talons aiguilles, parfois en baskets ; de Marseille et du Bénin… » Tartare de bœuf au Dja (friture de tomates) à la poutargue; salade de haricots verts avec rhubarbe confite, salicorne et pesto d’herbes… Son menu est nîmois, en attendant le jour où elle ouvrira enfin son restaurant à Marseille.
Noémie Lebocey, Les Eaux de Mars
Elle a grandi à Caen en Normandie, a voyagé au Chili et en Asie, a fait ses études aux Beaux-Arts… Mais c’est à Marseille que Noémie Lebocey, 30 ans, a décidé d’ouvrir son premier restaurant, les « Eaux de Mars », avec son compagnon Arthur Faure. « J’ai toujours voulu cuisiner : c’est un travail manuel, artistique et créatif, un jeu infini au quotidien avec un retour instantané », explique-t-elle.
Après un CAP adultes en Normandie, Noémie fait ses classes notamment chez Clément Charlot (Fragments à Caen). Elle teste tous les styles : gastro, bistrot, brasserie… « Ce que je voulais avant tout, c’était créer un lieu de vie avec une cuisine de saison, de marché et inspirée de mes voyages, poursuit-elle. Je doute désormais que la restauration étoilée soit celle de demain. » Résultat, son bistrot à la déco chinée accueille la clientèle de 8h à 23h, du café du matin à la carte du courte et bio du déjeuner et aux assiettes apéritives du soir : « C’est éclectique comme Marseille, qui m’offre le climat, la mer et la vie que je cherchais dans mes voyages… Et nous sommes beaucoup de femmes cheffes ici : c’est un nouveau poumon culinaire qui prend forme. »
Les Eaux de Mars, 135 rue Consolat, Marseille (1er)
Sarah Chougnet, Regain
Elle a fait partie des quatre chefs qui ont joué de leurs casseroles au grand air, sur le parvis du théâtre de la Criée, à l’été 2020. Sarah Chougnet, 27 ans, vient aussi de cuisiner au milieu des vignes, à Eygalières, pour les Diners Insolites. Après avoir grandi et appris la cuisine à l’école Ferrandi Paris, puis à Singapour, elle goûte pleinement à la vivacité de la scène culinaire locale.
Sarah a « flashé » pour la cuisine après un bac L et une année de Droit. « J’aime l’artisanat et la transformation du produit : l’accomplissement pour moi, c’était d’avoir mon restaurant. » Elle fait d’abord ses classes à l’Astrance à Paris et au George V puis en Asie où elle a une « révélation » pour les épices et la sauce soja… Enfin, c’est Londres, chez Anne-Sophie Pic, Helène Darroze avant sa première place de cheffe chez Antidote.
Sarah Chougnet s’est depuis posée à Marseille, où vit son père : « cette ville a une énergie dingue. Elle me rappelle Londres par son brassage culturel et son évolution gastronomique est folle. Il n’y a pas encore de concurrence, comme à Paris : ici, on a tous envie de revenir à une cuisine plus simple… La jeune génération ne veut pas retomber dans les anciens travers mais faire évoluer les rythmes de travail, la rémunération, le respect du personnel…. » En octobre, elle ouvrira Regain, dans le 5e, une table aux influences « asiatiques » axée autour du vin nature, avec son associé Lucien, ancien de la Cave de Belleville à Paris.
Bientôt (ouverture octobre 2021) : Regain, rue Saint-Pierre, Marseille (5e)
Charlotte Langrand